" Exemple rare et fulgurant de ciné-bonheur, Bianca estomaque, terrasse, jette au tapis, et on aimerait pour une fois ne pas en dire plus, qu’on nous croit sur parole, à la confiance: « allez-y en masse, on aime à mort, vous allez adorer ». Une tentation paresseuse d’autant plus de circonstance que Bianca laisse dans un état physique de coma bienheureux qui, incitant aux mouvements d'extravagance, paralyse du même coup la rhétorique ordinaire de la persuasion. Cul de sac.
Et puis Bianca élargit sa première fissure, et par la brèche, c’est un tourbillon qui s’engouffre, un torrent qui ne demande surtout pas de convaincre mais de faire avec, de vous embarquer et qui, sur son passage, réactive l'envie de tourner une critique comme on écrit un film.
(…) Bianca est un film d'une tristesse épouvantable. Et il est vrai que sur le versant pentu de la dépression, Nanni Moretti ne ménage pas les occasions de noyer un plus le cadavre: solitude, mal de vivre, névrose, angoisse, inquiétude et chronique très amère des illusions perdues du gauchisme italien. C’est le danger du film, un risque qui nous est très contemporain : faute de combats consistants ou mythiques, la tentation du KO psychiatrique, l’espoir d’une mort douce par encéphalogramme plat. Mais pas d’affolement. Si Moretti n’a pas le moral, il fait preuve en même temps d’une grande santé. Car dans le creux de ses dépressions s’agitent des forces telluriques qui en bouleversent la géologie apparente.
Et là, c’est franchement le tremblement de terre. Moretti fait partie de ces fracasseurs incorrigibles qui n’en finissent jamais de tout péter : la famille et ses œdipes ridicules, le couple et ses redondances vides, l’école et ses pédagogies grotesques, les jeunes et leurs rêves de petits vieux. Un grand bagarreur en état de guerre totale qui arme son apocalypse d’une étrange armada: son propre corps, le corps Moretti dans la peau du professeur Michel Apicella, un corps en crise qui traverse Bianca comme une protestation acharnée. Un corps bizarre aussi, pas franchement séduisant (sternum enfoncé, barbu et efflanqué) qui décrète sa biologie ordinaire (manger, dormir, baiser) comme un corps étranger à sa propre existence et ce, jusqu’à l’indigestion (cette manie de manger des omelettes en dévorant une tartine de Nutela), jusqu’à frôler, frénétique, l’auto-destruction.
(…) Qu’est-ce que c’est ce mec ? un excentrique, un illuminé, un givré, un simple d’esprit? Evidemment tout ça à la fois. Et pourtant, c'est cette allure folle qui conduit Moretti, toujours à côté de ses pompes, sur la voie du plus haut comique. Comme une marionnette de Keaton, comme une silhouette découpée dans Tati, l’homme-Moretti se moque sans rire et s’étonne toujours qu’on rie à ses films."
Gérard Lefort, 22/04/1986
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