" Longtemps, on a pensé que le meilleur moyen de tenir le spectateur en haleine était de lui cacher la vérité. Il lui fallait découvrir le plus tard possible qui était l’assassin. Aujourd’hui, cette théorie est devenue un peu simplette. Le suspense ne se laisse plus mettre les menottes si facilement. Il cavale même dans tous les sens et prend un malin plaisir à vendre la mèche dès le début, pour mieux repartir ensuite au galop.
C’est le cas de Mortelle randonnée, adapté d’un roman de Marc Behm. Au bout de cette longue filature à travers l’Europe d'une tueuse d’hommes (Isabelle Adjani : énigmatique, vamp hypnotisée) par un détective sur le déclin (Michel Serrault : maniaque obsessionnel, rond de cuir hanté), il n’y a ni évasion, ni souricière. Rien qu’une damnation et un rachat. La mante religieuse n’a d’ailleurs pas grand-chose à cacher : un secret d’orpheline. Le reste, c’est au grand jour qu’elle le joue, changeant perpétuellement d’identité, de perruque, d’arme, d’amant... comme au théâtre. D’ailleurs, peu lui importe d’« être ou ne pas être ».
L’important donc, ce n’est pas vraiment cette insolente criminelle qui tente de s’offrir d’éternels anniversaires en faisant couler le sang de riches héritiers. C’est surtout la vie privée du détective, qui se sent bien plus coupable que celle qu’il traque. Cet amateur d’horoscopes et de mots croisés est à moitié détraqué par le souvenir de sa fille. La « mortelle randonnée » à laquelle il s’adonne d’abord avec scepticisme le fait plonger dans les eaux troubles du désir. Fasciné par la déesse sanglante de Bobigny, il se laisse vite envahir par un double sentiment, une double attirance : un amour à la fois paternel et sexuel.
Son enquête policière devient une quête intime, l'affaire qui lui a été confiée devient strictement privée : il y va de sa propre guérison. Et il se conduit vis-à-vis de la tueuse comme un vampire : se nourrissant de ses extravagances, se gorgeant l’œil de ses attraits (c’est aussi un film sur le voyeurisme), suçant le sang et l’âme de cette folle voyageuse qu’il considère comme une fille adoptive vraiment déraisonnable.
(…) Voilà une belle démonstration de ce qu’est le cinéma d’auteur, de ce qu’il a toujours été à Hollywood : non pas forcément un sujet original écrit par l’auteur du film, mais bien plus un polar dans lequel l’auteur du film introduit subtilement ses propres obsessions. On n’a aucun mal ici a repérer au fil de sa mise en scène très maîtrisé les fêlures qui passionnent tant Claude Miller.
De La meilleure façon de marcher à Garde à vue en passant par Dites-lui que je l’aime, Miller n’a cessé d’explorer ce mal étrange qui ronge les individus les plus respectables comme les plus anodins. Cette énergie à réaliser un rêve fou dont ils trouvent les sources dans leurs jardins intimes. Fonflons des manèges, nostalgie du zoo, masques de mardi gras, torpeur calme de la piscine... l’enfance est là, toujours : avec ses blessures qui ne guérissent jamais.
(…) Ce film fiévreux connaît quelques baisses de régime en particulier lorsqu’il bascule dans le réalisme, lorsqu’il se veut trop explicatif, lorsque Adjani n’arrive pas à oublier sa sophistication pour replonger dans la misère. Mais c’est l’une des balades passionnelles les plus excitantes que le cinéma français nous ait proposées depuis longtemps."
Jean-Luc Douin, 09/03/1983, n°1730
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