La Bonne Année

" ... c'est une anthologie de l'œuvre lelouchienne (...) L'histoire est celle d'un amour, d'une amitié et d'un hold-up (...) Il est évident que Lelouch s'est efforcé de conjuguer dans ce sujet ce qui avait fait le succès de certains de ses films antérieurs : le charme d'Un homme et une femme, l'habileté et les malices du Voyou, la truculence de Smic, Smac, Smoc. Ces trois films sont (à notre avis) les meilleurs de l'auteur (...)

La moralité de l'histoire est que les qualités du cœur sont préférables à celles de l'esprit, ou du moins à la fausse culture des intellectuels et des snobs. La séquence du souper de réveillon au cours duquel Françoise Fabian renvoie ses hôtes, parce qu'ils se sont moqués de l'homme fruste qu'est Lino Ventura, est à ce point de vue très significative. Claude Lelouch laisse ici transparaître sa conception de la vie, de l'amour et même du cinéma. D'un cinéma simple et franc, " populaire ", comme celui que pourrait aimer son héros..."

" Cette Bonne année était bien un grand cru où, sans se départir de ses sempiternels flash-back et aphorismes, Lelouch racontait une histoire subtilement fantaisiste et parfaitement construite (...) Le braquage de la bijouterie, qui s'inspire avec bonheur d'un modus operandi à la Arsène ­Lupin, se transformera bientôt en cambriolage amoureux.

Lelouch confronte un type aux épaules et à l'esprit carrés à une femme libérée mais fragile. Dès que Lino et Françoise Fabian se regardent, la magie opère."

" (...) Ainsi se développent deux aventures parallèles, un braquage scientifique (ou plutôt " psychologique ") et l’idylle — improbable mais sait-on jamais — entre une carpe et un lapin. Le tout, malgré épreuves et contretemps, vécu dans la décontraction et la bonne humeur. Quand on prépare un coup, se plaît à répéter le brave Simon, il faut surtout tenir compte de la psychologie. " Et qu'est-ce que la psychologie ? L'art de posséder les autres avant de se faire posséder. "

Cynisme ? Démagogie ? Ironie plutôt. Lelouch a choisi son porte-drapeau ; un héros " primaire " et ingénieux, homme du monde à sa façon. S’il ronge son frein en écoutant les sarcasmes et mufleries que lui décoche, devant un souper fin, un quarteron d’intellectuels diserts (" Aimez-vous Bertolucci, Bellochio ? "), s’il a tort de proposer à la dame de ses pensées des huîtres " confortables " (faute de goût !), il sait se montrer délicat et même princier à l’occasion.

La charmante Françoise, renonce bientôt à lui donner des leçons de culture — ironiques. En lui apprenant, par exemple, que c’est Selma Lagerloff qui a inventé la célèbre formule : " La culture c'est ce qui reste quand on a tout oublié ". Car, s’il arrive à Simon de lâcher un aphorisme dans la conversation, ce n’est pas une citation, mais une improvisation. De quoi remettre en question la notion de culture telle qu’elle se propage dans les salons où l’on cause toujours beaucoup trop. Simon préfère agir. Quand on lui parle de " strabisme idéologique ", il a envie de ne pas garder les poings dans les poches. Son strabisme est plus simple : un œil sur la bijouterie, l'autre sur l’antiquaire. Deux jolis coups difficiles à réussir, même lorsqu’on a appris la psychologie sur le tas.

Comme son héros, Lelouch donne l’impression de travailler en s’amusant et même en se moquant. Exercice goguenard, brillant et désinvolte, très professionnel (comme on dit souvent avec une nuance de condescendance lorsqu’on n’ose tout de même pas utiliser l'objectif " raccoleur "). La Bonne année est un film de gangsters qui parle aussi, comme il se doit, d'amitié virile indéfectible et, d’une façon inattendue, de libération de la femme.

A la fois désarmant et provocateur, Claude Lelouch adresse au grand public ses meilleurs vœux de divertissement et à la critique quelques flèches, en souvenir du vase de Soissons. A savoir : un homme, une femme, une paire d’essuie-glace, un chien errant sur une place déserte et une rengaine chuintée : chabada badam, chabada badam... "

" Lorsqu'un film vous séduit et vous émeut à ce point, il serait tentant de dire seulement : " Allez voir ce film. Vous passerez de merveilleux moments dont vous resterez longtemps imprégné. "

Mais cette séduction et cette émotion, il faut bien l’expliquer pour mieux donner envie aux autres de partager ce plaisir. D’abord l'histoire, il ne s'agit pas de la raconter, de la déflorer. Les mots, même les mieux choisis, ne peuvent avoir l'éloquence des images. Il suffit de savoir que c'est une histoire d'amour entre deux êtres qui n'auraient jamais dû se connaître. Un voleur professionnel, un être apparemment fruste, et une antiquaire très distinguée, très cultivée. La rencontre, sur la Croisette à Cannes, de deux êtres que tout oppose. Tout sauf une certaine sensibilité, une même soif de vérité. Et aussi le goût de la vie et, bien sûr, de l'amour.

Cette aventure, entre un homme et une femme, dont il a déjà montré qu’il savait si bien la conter, Claude Lelouch l'a nourrie de mille trouvailles qui font de ce spectacle une mine inépuisable de surprises drôles ou charmantes. Ses deux personnages, exceptionnels en eux- mêmes, sont entourés de gens pittoresques à souhait (...).

Jamais Claude Lelouch n'avait mis autant d’humour, autant de sincérité, autant de virtuosité, mais surtout autant de lui que dans ce film. Il a dit de cette Bonne année que c'était son premier film. Il a dit aussi que, sans tous les précédents, il n'aurait pas pu le réaliser (et le réussir), ainsi. Rien n’est plus exact. Ce film bénéficie à la fois de son expérience de cinéaste et de son expérience d'homme. C'est ce qui en fait la richesse. "

" A une époque où l’échec paraît la rançon obligatoire du génie, la réussite de Lelouch anesthésie tout sens critique : on ne pardonne rien à ceux qui n’ont qu’à paraître pour séduire. Crions-le donc bien fort pour échapper à l’édredon de conformisme béat qui salue La Bonne Année : le film de Lelouch n’est pas un agréable divertissement, c’est une œuvre exceptionnelle qui compte parmi les films français les plus importants des années 70 (...).

C’est sur le plan technique, notamment, que Lelouch se dépasse. Image d’une mobilité si raffinée que la caméra se fait oublier, enchaînement d’une scène à l’autre grâce à des raccords sonores d’une constante invention, images fictives amorçant une intention ou dénonçant l’imaginaire du héros: le langage du cinéma n’avait jamais paru si riche ni si fluide. La renonciation aux effets traduit une plus grande sûreté de soi. Le cinéaste qui aimait s’appuyer sur les rengaines de Francis Lai et déclarait " J’aime la musique qui donne la chair de poule " se passe soudain de tout soutien musical: ses images suffisent à donner le frisson. Maturité épanouie enfin dans les rapports entre les êtres: quel scénariste-dialoguiste est capable d’écrire la séduction d’une intellectuelle par un homme primitif et sincère avec la force et la vérité que l’on trouve dans La Bonne Année ?

Est-il nécessaire d’ajouter que les interprètes sont au niveau du film : au meilleur d’eux-mêmes. L’époustouflant naturel de Charles Gérard contraint tout le monde à jouer deux fois plus vrai. Françoise Fabian est plus étonnante encore que dans Ma nuit chez Maud, Lino Ventura, toujours solide, affine sa sensibilité. Il est drôle et pathétique sans rien abandonner de sa force virile. Avec Le silencieux et La Bonne Année, 1973 est déjà, pour Lino Ventura, une grande année. "

L’exceptionnelle performance de Lino, Ventura, la captivante présence de Françoise Fabian, et la drôlerie de Charles Gérard sont au cœur de cette bonne année, mais à y regarder de plus près, Lelouch n’utilise pas ses interprètes pour ce qu’ils peuvent lui apporter de trop superficiellement spectaculaire. Il semble, au contraire, qu’il ait vécu avec eux en circuit fermé, un peu comme s'il avait voulu leur faire partager ses peines, ses réactions, sa façon de voir le monde. On s'aperçoit soudain qu’à chaque détour de phrase, les dialogues résument ce que Lelouch pense de la vie : à sa manière, il est un parfait peintre de nos mœurs, un véritable baromètre de la sensibilité des masses, dont il connaît les mythologies, et l’évolution rapide du comportement social, affectif et politique.

Il y a dans La bonne année la méditation de Lelouch sur le bonheur : des phrases désenchantées sur la nature profonde des êtres, sur le côté éphémère du succès, sur la fragilité des sentiments, sur la difficulté d’être deux. Une vieille irritation éclate aussi contre la fausse « culture », à travers l'antinomie entre le monde simple d’un Ventura, et celui plus sophistiqué de Françoise Fabian. Cette partie du film est la plus étrange, Lelouch ayant renversé l'équation par le biais d'une sommaire caricature. On préfère interpréter cette charge autrement, pour ne pas imputer à Lelouch l'intention d’avoir voulu faire une satire, là où il n’était question que de s'amuser...

La bonne année est, par ailleurs, un film d’une facture très dépouillée, privée de toutes les complaisances un peu sentimentales qui ont fait le succès de ses premiers films. Film mûr, adulte, infiniment mélancolique, n’est-il pas un peu à l’image de notre échec ? Ces treize ans ne sont-ils pas aussi l’évocation d’un espoir et d’un sursaut qui ont abouti à cette contemplation morose, celle de la France tout entière, égarée dans le choix de ses vraies cibles, perplexe quant à ses propres désirs ? La génération de Lelouch traverse sa crise de « spleen » et de morosité, et son insatisfaction devient d'autant plus intéressante, que son combat cesse d'être purement matériel. L'accent de vérité qui traverse ce film lui donne une importance encore plus grande que sa qualité purement cinématographique. Il est difficile de ne pas y participer...