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Visages, rêves, labyrinthes du temps... Le monde de Bergman est d'une infinie richesse, marquée aussi par l'obsession du Mal (son père était pasteur), la crainte de Dieu et l'amour des femmes, forcément trahies.
C’était à Noël. Le père d’Ingmar Bergman, pasteur sévère, offrit à l’un de ses enfants une lanterne magique. Comme aux premiers temps du cinéma, ce petit appareil permettait de glisser des films d’à peine quelques mètres qui s’animaient quand on actionnait une manivelle. L’image fixe devenait mouvante. La lanterne semblait vraiment magique.
“ Aussi longtemps que je vivrai, je n’oublierai ce projecteur, comment il était, comment il était fait, comment il était construit, raconte Bergman. C’était une boîte métallique, très simple, assez grande, noire, équipée d’un système de lentilles rudimentaire, avec une lampe à alcool et une sorte de cheminée tout en hauteur et, de cette cheminée, sortait toujours un peu de fumée… ”
En était-il conscient ? Le pasteur offrit l’objet à son fils aîné, celui qui ne s’intéressait pas le moins du monde au cinéma, tandis que le plus jeune reçut un ours en peluche. Frustration et jalousie. Le petit Ingmar dut céder la moitié de sa collection de soldats de plomb pour que son frère accepte de lui céder la précieuse lanterne. “ Après ça, j’ai perdu toutes les guerres, raconte le cinéaste, mais, en tout cas, j’avais le projecteur. ”
Il a 11 ans et découvre vite qu’au lieu de revoir sans cesse la même scène, très brève, il peut coller bout à bout différents films pour obtenir des séquences plus consistantes. Il améliore le projecteur. Remplace la lampe ordinaire par une plus puissante. S’enferme dans un placard pour éprouver avec plus d’intensité la magique luminosité du spectacle. Ingmar Bergman sait désormais comment s’échapper du carcan familial.
Avec ses économies, il s’achète un appareil photo. Il se construit un petit théâtre de marionnettes dont sa jeune sœur est la spectatrice attitrée. Il ne quittera plus ce territoire qui lui permet d’échapper à une éducation dont les principes reposent, par tradition, sur l’humiliation. “ C’était un système de société, explique-t-il. Chacun était en mesure d’humilier celui qu’il considérait comme son inférieur. Par exemple, l’enfant devait perpétuellement s’excuser auprès de ses parents. C’étaient toujours les enfants qui avaient commis une faute. Il fallait sans cesse demander pardon. A ses parents, à Dieu. ” Ce que montre le film-somme de Bergman, Fanny et Alexandre (1982), le plus ouvertement autobiographique, celui qu’il a présenté comme son “ testament ” : des parents figés, dans un monde étouffant.
Mais, dans les entretiens qu’il a accordés tout au long d’une carrière de près de soixante ans, le cinéaste en revient toujours à ces couloirs, à ces pièces, à cette maison où il s’est senti enfermé et à son besoin de reconstruire sur la scène d’un théâtre ou sur le plateau d’un tournage des lieux où pourraient se libérer les fantômes intérieurs.
Le cinéma de Bergman est ainsi, en grande partie, un cinéma de chambre. Lorsqu’il adapte La Flûte enchantée de Mozart en 1974, il évite absolument de transposer l’opéra dans un monde réaliste et naturaliste. Il en souligne, au contraire, la théâtralité, en filmant une scène, les acteurs qui se produisent dans des décors de carton, mais aussi les musiciens et le public. L’illusion est celle qu’accepte de plein gré le spectateur. C’est notre imagination et notre désir d’y croire qui font qu’un feuillage de papier va être aussi frémissant que celui d’une véritable forêt. Lorsque, parfois, la nature apparaît, elle est sublimée, réconfortante et flamboyante, mais elle surgit douce comme un songe, puis trompeuse comme un agréable mirage.
Image emblématique : lorsque les quatre femmes de Cris et chuchotements, marquées par la frustration et la maladie, se promènent dans un parc aux chaudes couleurs d’automne, elles sont noyées dans une imposante beauté, alors que nous les savons en sursis. Le mal est toujours là, que Bergman n’hésite pas à évoquer dans les titres de ses films : Prison, L’Œil du diable, Le Silence, L’Heure du loup, La Honte, L’Œuf du serpent… Au point qu’un critique suédois avait exprimé son hostilité envers l’univers de plus en plus sombre du cinéaste en écrivant : “ Je refuse de voir la dernière vomissure de monsieur Bergman. ”
On trouve pourtant quelques joyeuses récréations dans l’œuvre du cinéaste : Sourires d’une nuit d’été, Toutes ses femmes… Mais la farce n’est pas un terrain naturel pour Bergman dont le maître avoué reste Strindberg. Concision, sécheresse… Les pièces de Strindberg ressemblent à des épines qu’on se retire lentement du pied, en appréciant la douleur par le soulagement qui en découle. Comme les films de Bergman. Ses héros sont habités par une douleur, qu’ils n’arrivent pas à localiser.
Dans Monika, l’un de ses premiers longs métrages, sorti en France en 1954 sous le titre Monika et le désir (dans un circuit érotique : réputation suédoise oblige), une jeune fille libérée vit sa sexualité avec légèreté. Elle doit pourtant, finalement, faire un choix crucial et se décider pour une vie indépendante ou une vie traditionnelle. Bergman filme alors son regard, désespéré, indécis, face à la caméra. Le spectateur est comme pris à témoin : le film dérape dans la vie. Chez le cinéaste, la frontière est en fait pratiquement invisible entre la vie et sa représentation. L’un de ses films s’intitule Au travers du miroir, et la phrase de Shakespeare “ nous sommes faits de l’étoffe de nos rêves ” pourrait être la sienne.
Il a écrit comment, enfant, malade, le fait de voir le dessin d’un tableau s’animer lui avait fait prendre conscience de la puissance salvatrice de l’imagination. Comment un film, Persona (1965), lui avait sauvé la vie. Si le titre de son premier livre de souvenirs s’appelait, logiquement, Laterna magica ; le second est tout aussi limpide : Images. L’obsession des images est telle qu’il faut les mettre en scène pour s’en distancier. “ Une image revenait sans cesse, écrit-il : une grande pièce tendue de rouge dans laquelle se trouvaient des femmes vêtues de blanc. C’est ainsi : des images me reviennent obstinément sans que je sache ce qu’elles me veulent, puis elles disparaissent pour revenir exactement pareilles. ”
Cette scène le poursuit pendant plus d’un an. Il finit par la filmer. C’est la saisissante ouverture de Cris et chuchotements (1973), l’un de ses films les plus accomplis. Les quatre femmes sont bien là, toutes de blanc vêtues, dans le décor d’une immense demeure aux tentures si rouges que l’on pourrait aussi bien se trouver dans un cauchemar.
Peut-être celui d’une femme que l’on rejoint vite aux premiers instants du film, malade, transpirant, surgissant de son lit transpercée d’une douleur qui lui arrache un cri de désespoir. Ce cri aura d’ailleurs souvent été celui même du cinéaste. Totalement exprimé : La Nuit des forains, dit-il, est “ un tumulte, mais un tumulte bien ordonné. A l’origine de ce drame, il y a un rêve. C’est un film écrit d’une traite, sans réfléchir et sans essayer ensuite de tenter de le comprendre. C’est un film éhontément personnel ”. Ou un cri complètement intérieur, qui n’arrive même plus à sortir, comme dans Persona, où l’héroïne se retrouve dans un étrange hôpital parce qu’elle a perdu l’usage de la parole.
Avec Bergman, sur une scène ou sur l’écran, le héros souffre. Le récit retrace son cheminement pour trouver la racine du mal. Et, Dieu ne répondant pas aux prières, seuls deux remèdes parviennent à limiter les souffrances : la mort et l’art. A nous de mener une vie qui nous y conduit le mieux possible.
Pour Bergman, cette quête aura passé par une relation sans cesse renouvelée avec les femmes, qui furent aussi, forcément, ses actrices, avant, pendant et même après leurs relations privées : Harriet Andersson (fameuse Monika, très décolletée, fermant les yeux en laissant le soleil tomber sur sa poitrine : une photo du film que le jeune Jean-Pierre Léaud dérobait à la devanture d’un cinéma dans Les 400 Coups de Truffaut ; c’était elle, aussi, la sœur agonisante de Cris et chuchotements), Liv Ullmann (non pas suédoise, mais norvégienne, qui incarne le double féminin et dépressif de Bergman, notamment dans l’explicite Persona, chef d’œuvre absolu), Ingrid Thulin (“ mon porte parole ”, confiait le cinéaste), Bibi Andersson (celle qui vit la relation la plus conflictuelle avec le réalisateur et qui interprète les rôles les plus énergiques)…
Le petit théâtre d’Ingmar Bergman s’est ainsi souvent trouvé occupé par les préoccupations amoureuses du cinéaste. Mais l’amour propre n’y a pas sa place. Bergman s’y projette dans des caractères d’homme révélant sa propre dureté, sa méfiance, son besoin de conquérir une femme pour compenser l’amour de sa mère qu’il pense n’avoir jamais pu obtenir. Son envie d’en finir, aussi.
Ce qui le sauve, à chaque fois, peut-être, ce sont ces visages de femmes. Qu’il aime et qui se confondent, comme se confondent bientôt les sentiments de passion et de haine à l’égard d’une même personne.
“ Mon rêve serait de faire un long métrage en un seul plan ; de maintenir l’intérêt autour d’un visage pendant une heure et demie ou deux ”, dit Bergman en 1967. Il veut plonger dans un visage comme dans un paysage, comme dans un territoire infini. Ses plus beaux films sont en effet composés de visages qui, de face ou de profil, forment une combinaison nouvelle. Mère et fille, sœurs entre elles, femme et son double inavoué (son âme ? son inconscient ?)…
L’être humain se doit d’avoir d’ailleurs deux visages, nous disent tous ses films. Un visage, chez Bergman, c’est aussi son masque. C’est pourquoi il aime tant représenter des acteurs, ou des personnages dont le métier est d’être en représentation : magicien, prêtre, musicien, bouffon… Car ceux qui n’ont pas de masque, et ne peuvent donc se dédoubler, souffrent le martyre : dans l’impossibilité d’arracher un masque qu’ils n’ont pas, alors c’est la propre chair de leur visage qui est lacérée…
Lorsque Bergman demande à son ex-compagne, Liv Ullmann, de jouer une scène où elle se suicide, dans Face à Face (1976), il la laisse, juste avant la prise, dans le doute : les comprimés qu’elle doit prendre sont-ils vraiment inoffensifs ? Il avoue ne pas le savoir et lance la caméra. “ J’ai joué la scène jusqu’au bout ”, raconte Liv Ullmann. Et elle avale les comprimés avec l’idée de vivre peut-être ses derniers instants. La caméra continue d’enregistrer.
Puis Bergman finit par dire : “ Merci ”, et ajoute qu’il venait de voir ce que l’on éprouvait lorsque l’on passait à l’acte. Désormais, il n’aurait plus la tentation de se suicider. Puis il partit. L’un des plus beaux et l’un des plus méconnus films de Bergman ne s’intitule-t-il pas De la vie des marionnettes ?
Philippe Piazzo
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