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Même si Le Septième Continent, ses débuts au cinéma, date de 1988, Haneke travaillait depuis plus de quinze ans pour les télévisions allemande et autrichienne. Et déjà de façon ambitieuse, voir sa mini-série Les Lemmings (1979), quatre heures de description de la jeunesse des années 50. Et il a continué, plusieurs années durant, à alterner petit et grand écran, jusqu'à son adaptation du Château de Kafka en 1997. Faute d'en connaître plus, on ne peut pas savoir si sa manière télévisuelle était frappée de la même exigence stylistique que ses premiers films, tous extrêmement froids, pour ne pas dire glacés, et proposant une réflexion sur les rapports des images et de la violence propre à dérouter le spectateur.
Au point que, malgré sa présentation à Cannes en 1989, Le Septième Continent n'est sorti en France qu'en 1993, couplé avec Benny's Video, présenté lui aussi à Cannes en 1992. Dans le premier, le portrait d'une famille bourgeoise que la vacuité de son existence conduit inexorablement au suicide, dans le second, un adolescent coupé du monde réel par la prolifération d'écrans vidéo violents et qui va faire disparaître, avec la complicité de ses parents, le corps de l'amie qu'il a tuée. L'une et l'autre histoire contée avec détachement – pour ne pas dire indifférence -, il n'y avait pas là de quoi rassurer le public éventuel. Public qui fut, à l'époque, mince : ces deux premiers volets de ce que l'on a appelé plus tard la trilogie de la glaciation n'avaient rien pour séduire, au contraire. Haneke en serait resté là qu'il n'aurait pas laissé grand souvenir, sinon aux peu nombreux qui avaient suivi l'expérience.
Encore plus radical, 71 fragments d'une chronologie du hasard, tourné, pour respecter son titre, en soixante et onze séquences, vient compléter, en 1994, cette trilogie. Le film est encore plus distancié que les précédents – Haneke montre en parallèle plusieurs personnages qui s'ignorent et dont les trajectoires vont converger jusqu'à la confrontation avec la violence d'un fait divers, imprévu pour eux, mais déterminé par son organisateur. La forme est fascinante, sorte de montage à la Perec des multiples situations hasardeuses qui peuvent conduire à une issue fatale. Le film dérange, comme les précédents.
Mais c'est avec Funny Games (1997), première sélection d'Haneke en compétition à Cannes, que son nom sort du petit groupe des amateurs d'art & essai. Le succès est là, pour des raisons ambiguës, qui tiennent à la fascination quelque peu trouble devant la violence du spectacle de cette villa familiale parasitée par deux intrus - violence subtile d'ailleurs plus mentale que physique, suggérant plus que décrivant, et d'autant plus insupportable.
La position du cinéaste, toujours aussi détachée et éloignée de tout point de vue moral, pouvait prêter à discussion : ce cinéma de la cruauté ne touchait-il pas à la complaisance dans son refus de juger ce qu'il montrait ? Eu égard à la puissance du film, on comprend que les producteurs américains aient commandé à son auteur, dix ans plus tard, une version avec des acteurs bankables (Tim Roth et Naomi Watts). On comprend moins que Haneke se soit satisfait d'un remake à l'identique, qui n'apporte (ni ne retire) rien à l'original.
On retrouve ce même détachement dans son téléfilm Le Château (Das Schloss, 1997), mais cette fois-ci en situation, Kafka exigeant, pour être adapté comme il convient, sécheresse et distance : pas question d'identification avec K, le géomètre incapable d'atteindre le mystérieux siège du pouvoir qui l'obsède ; Haneke trouve l'exacte mesure pour rendre compte de l'étrangeté du propos, sans verser dans la facilité de l'absurde.
En 2000, Code inconnu : récit incomplet de divers voyages, clôt la partie "expérimentale" de son œuvre. Premier film produit par la France, avec des acteurs français connus, Juliette Binoche, Bruno Todeschini, l'œuvre est encore proche de 71 fragments : sept personnages affrontant leur destin respectif d'un continent à l'autre, une narration éclatée sans compromis (chaque comédien s'exprime dans sa langue, langue des signes comprise, jolie manière d'échapper aux poncifs sur l'incommunicabilité), une pratique étonnante du plan-séquence.
Pour l'anecdote, le personnage féminin principal s'appelle Anne Laurent, nom qui réapparaîtra dans plusieurs des titres suivants. Si Code inconnu n'obtient à Cannes que le prix du jury œcuménique, Haneke décrochera ensuite les principales récompenses, Grand Prix 2001 (La Pianiste), Prix de la mise en scène 2005 (Caché), Palme d'or 2009 (Le Ruban blanc) et 2012 (Amour).
Aucun de ses films n'avait été accueilli sereinement, mais son adaptation du roman d'Elfriede Jelinek, La Pianiste (Die Klavierspielerin), va susciter quelques remous, les réactions allant de la détestation (pour obscénité, perversion sado-masochiste, etc.) à l'admiration (pour la franchise dans le traitement de la sexualité et le travail magistral avec les acteurs, Isabelle Huppert et Benoît Magimel, chacun prix d'interprétation à Cannes).
On peut d'ailleurs passer d'un sentiment à l'autre au cours de la projection, Haneke n'hésitant pas à aller sans fard au bout de son propos – certaines scènes sont à la limite du supportable – avec une telle maîtrise qu'on en reste fasciné. Toujours pas de psychologie dans son approche, mais une description comportementale précise, sans recul ni jugement, qui va au-delà de ce qui est d'habitude admis sur un écran. Huppert est parfaite en professeur de piano insatisfaite et la relation sexuelle qu'elle entretient avec un de ses élèves provoque un constant malaise – qui est pour beaucoup dans le force du film.
On peut s'étonner qu'après cette description à l'eau-forte d'un drame intime, Haneke se soit lancé dans une fresque post-apocalyptique à multiples personnages, Le Temps du loup (2003), même si, en définitive, la fiction se déroule presque à huis clos. Malgré une direction d'acteurs (I. Huppert, Olivier Gourmet) toujours aussi tendue, le film a du mal à convaincre, sans doute à cause d'un background mal défini et d'un manque de nécessité, comme si le fantastique n'était qu'un prétexte pour inscrire ses personnages dans des situations extrêmes. C'est la seule œuvre signée Haneke qui revint de Cannes bredouille.
Ce qui ne fut pas le cas pour le suivant : Caché, outre ses trois prix en 2005 (mise en scène, Fipresci, jury œcuménique), en récolta partout dans le monde. Il faut reconnaître qu'en resserrant l'action – un journaliste confronté à sa responsabilité ancienne par des vidéos anonymes - et en la filmant d'extraordinaire façon – les points de vue sont multipliés, sans gratuité aucune, et le malaise naît de la difficulté pour le spectateur à se situer -, Haneke a frappé juste, réalisant son meilleur film jusqu'alors. Les pistes, vraies et fausses, nous entraînent sans nous égarer, la dimension proprement politique justifie les comportements, sans volonté de démonstration, et la violence, le plus souvent latente, n'est jamais complaisante. Haneke retrouve Binoche/Anne Laurent et magnifie Daniel Auteuil, en un troublant jeu de miroirs aux alouettes.
Hardiesse narrative qu'il abandonne, après l'intermède Funny Games US, dans Le Ruban blanc (Das Weisse Band-Eine deutsche Kindergeschichte). Pour son seul film "historique" (le téléfilm d'après Kafka se situait hors de tout temps identifiable), Haneke adopte une manière quasiment "dreyerienne" : noir & blanc superbement travaillé, rigueur des cadres, sècheresse descriptive. De cette plongée glaciale (qualificatif récurrent, mais toujours exact) dans l'univers d'un village allemand en proie à des événements inexplicables, à la veille de la guerre de 1914, naît une fascination dont il est impossible de se déprendre. Aucun besoin d'effets, le malaise est palpable, de la même nature que d'habitude mais encore plus subtilement distillé.
L'ordre implacable que font régner les pères et le pasteur est peu à peu miné. Par les enfants et leur mystérieuse révolte ? Par le cours des choses, les prémisses de la guerre ébranlant les fondements de cette communauté protestante rigide ? Haneke, aidé pour le scénario par Jean-Claude Carrière, ne fournit aucune réponse et décrit sans juger. Le résultat est impressionnant et personne ne vint contredire le jury cannois qui lui décerna la Palme 2009 sans barguigner.
Comment aller au-delà, vers plus de détachement, d'inconfort moral, de pessimisme ? Haneke était attendu au tournant de sa nouvelle œuvre, Amour, un titre forcément antiphrastique, la description de l'attachement entre deux êtres n'étant pas son terrain d'exercice préféré. Et c'est certainement la raison pour laquelle le film frappa aussi puissamment son premier public cannois, en 2012 : un huis clos presque constant de plus de deux heures, à deux personnages et quelques comparses, baignant dans la mort proche – mais baignant tout autant dans l'amour, celui, indéracinable, qu'éprouvent Emmanuelle Riva et Jean-Louis Trintignant, 167 ans réunis, et qui leur permet d'affronter ensemble leur disparition inéluctable.
Le regard du cinéaste est toujours aussi direct, sa description aussi clinique, mais, pour la première fois, on sent une empathie à l'égard de ses créatures, comme s'il avait été touché par la grâce qu'elles émettaient. Le film est déchirant, dans sa simplicité rare – le scénario tient en quelques lignes – et la justesse de ses comédiens : leur double César d'interprétation était la moindre des récompenses. Amour décrocha tout ce qu'il est possible de décrocher, Palme, César, Oscar – en tout, 82 médailles planétaires. Toutes parfaitement méritées.
On ne sait jamais, avec Haneke, ce que réserve l'avenir. Amour inaugure-t-il une nouvelle ère ? Explorera-t-il des territoires neufs avec son prochain film ? En tout cas, l'œuvre reste ouverte.
Lucien Logette
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