UniversCiné utilise des cookies afin de vous offrir une expérience utilisateur optimale.
En les acceptant vous nous permettez d’améliorer nos services, de mesurer notre audience, de personnaliser votre expérience et vous pourrez bénéficier des fonctionnalités relatives aux réseaux sociaux.
Vous pouvez personnaliser vos choix en cliquant sur « PERSONNALISER » et obtenir davantage d'informations en consultant notre politique de gestion des cookies.
Peu de traces apparentes, pourtant, de l'un ou de l'autre dans les premiers films du cinéaste danois, né le 30 avril 1956, à Copenhague. Ni hyper-réalisme grinçant à la Stroheim, ni recréation baroque du monde à la Sternberg, mais dès le début un univers parallèle bien à lui, où les nombreuses influences sont si intégrées qu'elles sont indémêlables.
D'où l'étonnement causé par Element of Crime, son premier film, sélectionné en compétition officielle à Cannes 1984 (qui deviendra pour lui un rendez-vous régulier), et qui y décroche le Grand prix de la commission supérieure technique.
Le film n'était pas seulement bien photographié, c'était un polar cauchemardesque de haute volée, non exempt d'obscurités narratives et d'ambiguïtés, mais qui ne ressemblait à rien d'autre sur le marché du film de genre. À travers l'argument policier, c'était une vision du monde que proposait von Trier, un monde d'après l'apocalypse – qu'il persistera à explorer dans les deux titres suivants de sa trilogie inaugurale, Epidemic (1987), dont les héros scénaristes inventent une civilisation menacée par l'horreur d'une contamination générale et Europa (1991), plongée dans l'Allemagne de 1945 écrasée par les bombes.
Ce dernier décrocha de nouveau le Grand prix cannois de la commission technique, plus un Prix du jury, caution qui n'empêcha pas certains critiques du moment de s'interroger sur l'ambiguïté de la fascination exercée sur le cinéaste par la beauté d'un univers en ruines. Un soupçon de complaisance envers les solutions politiques extrêmes qui l'accompagnera tout au long de sa carrière, et qu'il mettra une obstination certaine à entretenir (voir ses déclarations concernant Hitler lors de sa conférence de presse de Cannes 2011, qui lui valurent d'être exclu du festival).
On peut ne pas être en phase avec l'homme, considérer qu'il y a pas mal de posture dans ses attitudes et de facilité dans ses provocations, il est difficile de ne pas rendre les armes devant ses films. Ou devant ses téléfilms, puisque L'Hôpital et ses fantômes, série télévisée de onze épisodes qu'il tourne entre 1994 et 1997, demeure une de ses œuvres les plus accomplies, une sorte de concentré des angoisses qui parcourent la douzaine de titres signés depuis 1984.
En tout cas, on ne peut que lui reconnaître également une inventivité certaine dans la communication, comme le montre le lancement en 1995, année du centenaire du cinéma, du mouvement Dogma95, dont il signe le manifeste de naissance avec le réalisateur danois Thomas Vinterberg. Conçu pour rendre au cinéma sa beauté originelle corrompue par le système de production américain, le "vœu de chasteté" de Dogma est bâti sur 10 règles radicales – tournage sans décors, caméra à la main, son direct, pas de musique, etc -, dont la dernière ("le réalisateur ne doit pas être crédité") ne sera d'ailleurs jamais respectée. Le mouvement dura dix ans et cinquante films internationaux portent le label Dogma, dont Festen (Vinterberg) et Les Idiots, de von Trier lui-même.
Entre temps, il avait présenté, toujours à Cannes, en 1996, Breaking the Waves, Grand Prix du jury (et César du film étranger), le premier succès commercial d'un auteur jusqu'alors réduit à l'Art & Essai. Il y abandonnait les obscurités narratives des précédents et jouait de façon provocatrice la carte du mélodrame passionnel, dans cette histoire d'ouvrier devenu impotent dont l'épouse se prostitue pour obéir à sa volonté et à celle de Dieu.
L'alliance religion rigoriste-perversion sexuelle était habile (comme elle le sera dans Antichrist), et, quoique développée près de trois heures durant, trouva un public, qui lui restera fidèle. Ce qui permit à son film suivant, Les Idiots (1998), où des adultes en bande décident de se conduire comme des enfants pour laisser parler "l'idiot intérieur", d'être le seul film labellisé Dogma à dépasser le cercle des initiés.
En l'an 2000, von Trier entame la marche royale qui va l'amener au panthéon des grands réalisateurs. Dancing in the Dark, belle combinaison de film social, de mélodrame lacrymal et de comédie musicale, avec la chanteuse Björk, Prix d'interprétation, reçoit la Palme d'or cannoise, une première pour un film danois. Von Trier joue sur plusieurs plans, mêlant premier et second degré, documentaire, symbolisme, pathos, avec une efficacité rare. On est loin du vœu de chasteté Dogma, mais l'œuvre demeure magistrale.
Il entame ensuite une trilogie (qui n'aura que deux volets), USA – Land of Opportunies, dont le premier opus est Dogville (2003). Von Trier change de perspective, et au lieu d'un mélodrame à effets, bâtit son film sur un dispositif inédit au cinéma : un film sans décors, où tout est dessiné au sol, comme au théâtre, les personnages passant d'une pièce à l'autre en franchissant une ligne blanche. Trois heures, organisées en neuf chapitres en huis clos, le pari était redoutable, mais tenu, grâce à des acteurs (Nicole Kidman, Harriet Andersson) magnifiquement dirigés. L'expérimentation, radicale, désarçonna le jury cannois – et le public -, mais on peut penser que von Trier a signé là une de ses œuvres les plus fortes.
Manderlay (2005) reprenait les personnages de Dogville, avec d'autres interprètes, en élargissant un peu le dispositif original, avec une distance tout autant brechtienne. Mais la description de cette plantation de coton où l'esclavage n'était toujours pas aboli, quoique montée avec intelligence, déplut : le film tient un des records américains des échecs les plus retentissants et le troisième volet de la trilogie, Washington, reste un projet, sans doute définitivement oublié.
Pour retrouver une respiration plus naturelle, von Trier revint au pays tourner Le Direktor (2006), petit film réaliste presque fidèle aux principes Dogma, comédie fort habile sur les apparences et les tromperies de la société spectaculaire, qui vaut mieux que l'exploitation confidentielle qu'elle connut. Mieux en tout cas que le film suivant, Antichrist, pourtant récompensé par un Prix d'interprétation pour Charlotte Gainsbourg à Cannes 2009, dans lequel von Trier s'abandonne à la facilité visionnaire, multipliant les scènes-chocs et les provocations visuelles, au service d'un scénario où la naïveté fait jeu égal avec la prétention métaphysique.
On pouvait être inquiet sur le devenir du cinéaste, s'il n'avait pas réalisé avec Melancholia ce qui est peut-être son meilleur film, et qui lui aurait valu mieux que le simple Prix d'interprétation attribué à Kirsten Dunst, s'il avait su garder pour lui ses opinions (voir plus haut).
Retrouvant dans la première partie la fluidité narrative et la maîtrise à générer les psychodrames du système Dogma, débouchant dans la seconde sur une méditation sur les fins dernières infiniment plus juste que dans Antichrist, von Trier recrée ici une atmosphère de fin du monde en version apaisée et, sans compassion ni pathos, touche au plus profond. S'il parvient à ne pas oublier qu'il est un cinéaste et pas un philosophe de comptoir, on peut encore espérer quelques belles échappées de sa part.
Lucien Logette
_TITLE