Dans une époque de consommation spectaculaire-marchande où l'image est reine et la pratique de l'autopromotion un sport quotidien, il choisit de demeurer dans l'ombre : les photos où il apparaît se comptent sur les doigts des mains, ses déclarations publiques sont quasi-inexistantes. Son effacement derrière son œuvre, très tôt décidé – impossible, dès le début des années 60, de le convier à présenter ses films - n'était pas une coquetterie, une manière de faire admirer son désintérêt public. Simplement une façon de ne pas dépendre des contraintes imposées par l'industrie du divertissement, au sens large. Il cultiva l'amitié, créa un genre, l'essai documenté, fort pratiqué depuis, parcourut la planète, entre Mongolie et Sochaux, pour en rapporter des images qu'il sut accommoder comme aucun autre, explora, dès leur surgissement, les infra-mondes créés par les ressources informatiques, demeura, au-delà de ses 90 ans, à l'écoute de tout ce que la Toile offrait.
Devenu le plus célèbre des cinéastes obscurs (rares furent ses films exploités commercialement), il s'esquiva discrètement, mais avec une belle élégance, le jour même de son anniversaire, inaugurant une carrière posthume, qui n'est pas près de cesser. Né le 29 juillet 1921 à Neuilly, il disparait le 29 juillet 2012 à Paris.
Rien ne prédestinait Christian François Bouche-Villeneuve au cinéma. C'est plutôt l'écriture qui l'intéressait : il crée une revue en 1940, collabore à Esprit après la guerre, signe un roman, Le Cœur net, en 1949, travaille pour Peuple et Culture. Ce fameux réseau d'éducation populaire l'envoie à Helsinki en 1952 pour filmer les Jeux Olympiques. Il en rapporte Olympia 52, resté (presque) invisible depuis, travail d'amateur où percent déjà le regard et le ton qui seront sa marque.
Car si Marker possède un œil étonnant – il regroupera, en 1966, dans Si j'avais quatre dromadaires, une partie des remarquables photographies prises au fil de ses voyages -, il possède également, en bon amateur de Jean Giraudoux, sur lequel il écrira un livre, un style rare, qui fera de chacun des commentaires de ses films une œuvre précieuse, aussi plaisante à lire sur le papier (deux volumes, Commentaires 1 et 2) qu'à écouter sur la bande-son. Bel exemple d'union de l'image et du texte, l'un éclairant l'autre et chacun pouvant être apprécié séparément. Il y a un secret de fabrique, souvent imité, rarement égalé, dans cette écriture parallèle, tôt fixée : dans le texte d'Olympia 52, il y a déjà les fulgurances qui annoncent Sans soleil (1982) ou Chats perchés (2004). Dès son premier titre, Marker est Marker, et il le demeurera.
Il tourne en 1953, avec son ami Alain Resnais, Les statues meurent aussi, documentaire sur l'art africain dont le commentaire dénonçant la colonisation fait scandale et vaut au court métrage, huit ans durant, une interdiction totale. La machine est lancée : pendant les quinze années qui suivent, il va traverser tous les endroits qui comptent alors, là où s'élabore un monde nouveau, la Chine (Dimanche à Pékin, 1956), la Sibérie (Lettre de Sibérie, 1958), Israël (Description d'un combat, 1961), Cuba (Cuba si !, 1961), le Japon (Le Mystère Koumiko, 1965), les États-Unis (La Sixième Face du Pentagone, 1968).
Ce qui ne l'empêche pas de filmer au pays, captant, le temps d'un printemps parisien, la physionomie de la ville et de ses habitants - Le Joli Mai, 1963, enquête de terrain sur le modèle de Chronique d'un été, remarquable portrait d'une époque, récemment réédité - ou recréant dans La Jetée un univers de science-fiction dans lequel temps et espace, mémoire et avenir, s'entremêlent - 28 minutes de vues presque fixes, sans doute un des plus beaux courts métrages de l'Histoire, dont les cinquante années écoulées n'ont pas affaibli le mystère.
Il participe au film collectif Loin du Viêt-nam (1967), témoignage de cinéastes concernés, Resnais, Godard, Ivens et quelques autres, contre la guerre alors menée par les USA. Cette implication dans les combats, sociaux et politiques, du temps, cette nécessité d'être au cœur des luttes, sans illusions et sans œillères (il refusera longtemps la réédition des quelques-uns de ses premiers titres, jugeant leur propos dépassé), il les illustrera sans faiblir, traitant aussi bien du Chili (Ce que disait Allende, 1973 ; L'Ambassade, 1973) que de la torture au Brésil (Carlos Marighela, 1970), de Cuba (La Bataille des dix millions, 1971) que du Viêt-nam (La Spirale, de A. Mattelart & J. Meppiel, 1975, qu'il coordonne et monte).
Mais les combats politiques n'étaient pas seulement pour lui des théâtres lointains, comme pour son ami Joris Ivens (avec lequel il signe en 1963 …à Valparaiso) : avec Mario Marret, il va filmer en 1967 la grève des ouvriers de l'usine Rhodiaceta de Besançon, grève d'un nouveau genre qui préfigure celles du mois de mai suivant. Son film, commandité par l'ORTF, et pourvu d'une titre prémonitoire, À bientôt j'espère, sera évidemment interdit, ce qui lui donne l'occasion de créer un collectif militant, SLON, puis la coopérative ISKRA, toujours active, et qui réalisera et distribuera de nombreux Cinétracts en 1968.
De cette conscience des espoirs et des luttes, il dresse un bilan précis, Le fond de l'air est rouge, film-fleuve de 180 minutes, dont les deux parties, Les Mains fragiles et Les Mains coupées, constituent un panorama sans égal de la décennie 1967-1977, celle qui a transformé l'époque, mais dont, comme il le reconnaissait crûment, "tous les participants ont échoué sur le terrain qu'ils avaient choisi." Témoignage magnifique, à la fois enflammé et amer, sur ces années d'illusions fondatrices, témoignage qu'il remaniera plusieurs fois, en 1988, 1993 et 1998, jamais satisfait de son montage, et que l'on peut considérer comme marquant pour lui la fin d'une époque. Non qu'il cesse de s'intéresser aux combats qui secouent la planète – voir Le 20 heures dans les camps, 1994 ; Casque bleu, 1995 ; Un maire au Kosovo, 2000 -, mais son attitude est désormais plus celle d'un observateur concerné que d'un sympathisant actif.
Et après Le fond de l'air est rouge, il attendra cinq ans avant de se lancer de nouveau dans un long métrage : ce sera Sans soleil, assurément un des sommets de son œuvre, essai poétique, sociologique, philosophique, politique et mélancolique, où, sous le masque d'un photographe fictif, Sandor Krasna, et de ses lettres, il nous donne des nouvelles du monde, Japon ou Afrique, mais surtout des nouvelles de son monde intérieur, comme au temps où, reprenant Henri Michaux, il nous écrivait "d'un pays très lointain", la Sibérie.
Ses préoccupations ont évolué : il va filmer Kurosawa sur le tournage de Ran (A.K., 1985), fait sortir de l'ombre Medvedkine, cinéaste oublié, auteur du Bonheur (1934) et créateur du ciné-train soviétique (Le Tombeau d'Alexandre, 1993), suit en 1986 Tarkovski sur le tournage du Sacrifice (Une journée d'Andréï Arsenevitch, 1999).
La série qu'il réalise pour Arte (L'Héritage de la chouette, 1989, 13 x 26 minutes) rassemble le dessus du panier des philosophes du moment, Kostas Axelos, Cornelius Castoriadis, Jean-Pierre Vernant. Et surtout, l'un des premiers parmi ses pairs cinéastes, il se lance dans l'exploration des capacités du virtuel : l'installation Zapping Zone, qu'il présente au Centre Pompidou en 1990, mélange informatique, photographie, vidéo, dans une structure interactive mouvante qu'il modifiera à chaque nouvelle présentation. Une autre de ses installations du même ordre, Silent Movie, traversera les États-Unis entre 1995 et 1997.
Cette fascination pour les nouveaux supports immatériels donnera, en 1996, Immemory, un CD-Rom qui dresse une carte à la fois rétrospective et prospective de son itinéraire et de sa propre "petite planète", pour reprendre le titre de la collection qu'il avait jadis dirigée aux éditions du Seuil. Et la même année, il signe Level Five, son dernier "essai", au sens markérien, en date, bâtissant, à partir de documents d'archives, une fiction en miroir, dans laquelle jeux vidéos et réseaux informatiques jouent un rôle primordial.
Ensuite, quinze ans durant, tout en effectuant ponctuellement des retours au cinéma "orthodoxe" (Le Souvenir d'un avenir, coréalisé avec Yannick Bellon, 2001 ; Chats perchés, 2004), il va consacrer l'essentiel de son activité à des interventions sur la Toile, dans le réseau Second Life ou sur Youtube – une vingtaine de titres, de 1 à 30 minutes -, interventions marginales, mais qui, paradoxalement, auront rassemblé plus de spectateurs que ses "vrais" films. Il est certain que si la révolution Internet était survenue plus tôt, sa filmographie n'aurait pas été la même…
En l'état, elle présente une cohérence rare : Marker a été à l'écoute et à l'affût de son temps, de façon permanente, incarnant les espoirs, les actions, les rêves et les déceptions de sa génération et de celles qui l'ont suivie. On a pu écrire de lui qu'il était "de loin le plus grand cinéaste de la deuxième moitié du XXe siècle", ce qui est peut-être vrai, ou qu'il était "une toile d'araignée sur le monde", ce qui l'est peut-être également. En tout cas, un grand arpenteur de son siècle, dont on n'a pas fini de découvrir les richesses.
Lucien Logette