UniversCiné utilise des cookies afin de vous offrir une expérience utilisateur optimale.
En les acceptant vous nous permettez d’améliorer nos services, de mesurer notre audience, de personnaliser votre expérience et vous pourrez bénéficier des fonctionnalités relatives aux réseaux sociaux.
Vous pouvez personnaliser vos choix en cliquant sur « PERSONNALISER » et obtenir davantage d'informations en consultant notre politique de gestion des cookies.
Parmi eux, il est le plus habile à traduire le mal-être de personnages peu exemplaires : pas de héros positifs chez Has, pas d'interrogations directement sociales, pas de lecture immédiatement politique de ses films (il fut un des rares réalisateurs polonais à ne pas être membre du Parti communiste). Mais il y circule un "air du temps" sans équivalent, une respiration du quotidien que l'on ne trouve guère ailleurs (sinon dans Au revoir, à demain, de Janusz Morgenstern, 1960).
On a considéré son cinéma comme peu "engagé". En réalité, même lorqu'il a cherché son inspiration dans le passé – la majorité de ses titres à partir du Manuscrit trouvé à Saragosse (1965) -, il ne s'est jamais privé de laisser passer sa vision de la société de son temps, comme le prouve La Poupée (1968). Et bien plus que d'autres, il fut le peintre des amours en demi-teintes, difficiles ou contrariées, heureuses ou déchirantes.
Il y a chez Wojciech Has une musique, une tonalité particulières, qui font entrer son œuvre dans une catégorie à part, plus proche, au moins dans la première partie de sa carrière, du jeune cinéma tchèque que de ses contemporains polonais. Ce n'est qu'après avoir suivi plusieurs filières d'études pendant l'Occupation qu'il entre à l'Atelier cinématographique des jeunes de Cracovie, où il obtient son diplôme en 1946.
Comme tous les cinéstes débutants, il se voit contraint à tourner des documentaires, jusqu'à son premier long métrage, Le Nœud coulant, en 1957, description d'un alcoolique et de sa lutte ordinaire. Premier film remarquable, pas très bien vu par le pouvoir, qui blâme sa noirceur peu socialiste et limite sa distribution – mais qui ne l'empêche cependant pas de réaliser dans la foulée Les Adieux, belle rencontre amoureuse désenchantée sur fond de guerre. Has parviendra à signer quatre autres titres, un par an, avant 1963. Dans chacun, c'est un même micro-univers qui s'expose : petite communauté des colocataires d'un appartement varsovien d'avant-guerre (Chambre commune, 1960), parentèle de la comédienne revenue au pays et qui hésite à garder la maison qu'elle vient d'hériter (Adieu, jeunesse, 1961), ouvriers du chantier où débarque un mystérieux personnage peut-être en fuite (L'Or de mes rêves, 1962).
Ses films sont bien reçus, même si le tableau qu'ils esquissent de la société polonaise n'a rien d'enthousiasmant – mais les films du moment de Wajda ou de Munk ne respirent guère non plus l'optimisme -, sans que Has conquière une audience hors des frontières. Mais en 1963, L'Art d'être aimée représente la Pologne à Cannes, et la critique internationale découvre cet auteur inconnu. Amertume et mélancolie d'un passé qui ne passe pas et, à l'affiche, Zbigniew Cybulski, abusivement qualifié à l"époque de "James Dean polonais" alors qu'il était bien meilleur comédien que l'Américain, et la méconnue Brabara Krafftowna – l'unanimité se fait autour du film, même s'il ne récolte rien d'autre que la reconnaissance critique.
Le travail d'approche était accompli et son film suivant, Le Manuscrit trouvé à Saragosse, fut présenté à Paris immédiatement après sa projection parallèle à Cannes (alors que le film d'Aleksander Ford, Le Premier Jour de la liberté, sélectionné officiellement, n'est jamais sorti), dans sa version intégrale de 3 heures, avec entracte – version ensuite raccourcie et remontée par Has lui-même et qu'il fut longtemps impossible de revoir.
Tous les lecteurs fanatiques du roman originel de Jan Potocki, petite merveille picaresque, retrouvèrent dans le film l'extraordinaire palette du livre, sa structure en tiroirs, son impertinence – et Cybulski en majesté, dans son dernier grand rôle (il mourut deux ans plus tard). Has passait avec aisance des drames intimistes tissés depuis sept ans à une débauche d'inventions narratives inattendue. La réussite était complète.
Si Les Codes (1966) reviennent à une inspiration contemporaine – une vision non-héroïque du conflit mondial, à travers l'enquête d'un père sur la disparition de son fils vingt ans auparavant -, c'est dans le passé qu'il situera les six films (tous des adaptations littéraires) qu'il tournera ensuite, entre 1968 et 1988, à une cadence sérieusement ralentie. La Poupée, d'après Boleslaw Prus (l'auteur de Pharaon, illustré en 1966 par Kawalerowicz) retrace l'ascension d'un homme d'affaires dans la Varsovie de la fin du XIXe siècle, ancien commis de brasserie devenu richissime, mais qui peine à se faire accepter par la noblesse ruinée qui dépend pourtant financièrement de lui. La description des différentes classes qui composent la société polonaise ("cet état miniature, où les pauvres travaillent pour enrichir des crétins" déclare le héros), de l'extrême pauvreté à la richesse insolente, la fin d'un monde aristocratique accroché à ses rites anciens, la distinction, l'élégance, et absolument inconscient du gouffre qui l'engloutira bientôt, tout cela serait sans surprises si Has n'en transfigurait la matière de façon grandiose : travellings incessants et jamais gratuits, couleurs inspirées, décors superbes, les ruelles comme les palais, séquences oniriques justement intégrées à l'histoire. Et une rare intelligence des situations et des sentiments montrés. Les 155 minutes passent aussi aisément que les 180 du Manuscrit, tant rien ne pèse, à l'image de cet échantillon de métal moderne, rapporté de Paris, et qui flotte dans l'air.
Cette maîtrise de la mise en scène – ce terme fourre-tout ici parfaitement à sa place –, Has va l'exercer de nouveau pleinement dans La Clepsydre (1973), fascinante adaptation de plusieurs nouvelles de Bruno Schulz, écrivain majeur encore peu connu à l'époque (et guère plus depuis). Il s'agit de l'œuvre la plus célèbre de l'auteur, à juste titre, celle où le fantastique et le trivial se mêlent le plus naturellement, où l'écoulement du temps de la perception échappe au temps des horloges. Un film sans date, sans âge, film de visionnaire comme il y en a peu, sinon du côté de Terry Gilliam ou de Roy Andersson, et qu'un jury cannois peu audacieux récompensa en 1973 d'un simple prix – mieux valait attribuer une (demi-)palme à La Méprise de James Bridges…
La Clepsydre a, depuis, rejoint les quelques titres inépuisables dont l'histoire du cinéma n'est pas si prodigue. Il n'y a pas de progrès en art et les filmographies ne se présentent pas sous forme de courbe ascensionnelle régulière. Il était difficile pour Has de demeurer à un tel niveau et son silence de presque dix années est peut-être dû à plusieurs causes, aussi bien extérieures (les soubresauts politiques de la Pologne des années 1970, conclues par les grèves de Gdansk et Solidarnosc) qu'intérieures (la panne d'inspiration après une série d'œuvres aussi abouties). En tout cas, le recours à Tchékhov (Une histoire banale, 1983) est le signe d'un retour à une dimension plus "humaine", moins onirico-métaphysique que celle de Schulz.
Has n'a d'ailleurs pas perdu la main et l'histoire de ce professeur de médecine (Gustaw Holoubek, son interprète depuis Le Nœud coulant) lassé de tout ce qui constituait jusqu'à présent sa vie retrouve avec justesse les tonalités de ses films intimistes du début des années 60 - comme L'Écrivain (1984), et son journaliste incarcéré, qui va chercher chez ses codétenus de quoi nourrir le roman qu'il écrit. Qu'il décide d'adapter des romans occidentaux dont l'intrigue se situe au XVIIIe siècle (Journal intime d'un pécheur, 1985, d'après James Hogg) et au XVIe siècle (Les Tribulations de Balthazar Kober, 1988, d'après Frédérick Tristan) a un sens.
On sent là un besoin d'échapper à l'époque (la Pologne est alors dirigée par le général Jaruzelski) en retrouvant le plaisir du roman d'initiation et du roman picaresque. L'un et l'autre films, pris en eux-mêmes, ont toutes les qualités narratives attendues, et tant l'Écosse du premier que l'Allemagne du second sont recréées avec bonheur. Leur seul défaut est de venir après et donc d'être jugées à l'aune du Manuscrit et La Clepsydre (et dans une moindre mesure, La Poupée). Ils s'inscrivent néanmoins parfaitement dans la cohérence d'une œuvre rare, trop tôt bouclée (Has signe son utlime film à 63 ans), certainement la plus personnelle parmi les cinéastes polonais de sa génération.
Lucien Logette
_TITLE