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Durant la décennie qui sépare l'arrivée du parlant et la déclaration de guerre, il fut le grand cinéaste français, à la fois classique, comme l'étaient Jacques Feyder, René Clair ou Julien Duvivier, et moderne, comme aucun autre, le seul capable de préfigurer le néoréalisme (Toni, 1934), de signer successivement un film collectif clairement engagé à gauche (La vie est à nous, 1936), le "classique des classiques" sur la Grande Guerre (La Grande Illusion, 1937), une production en coopérative (La Marseillaise, 1938) et la vision éblouissante d'une société à la veille de basculer dans le chaos (La Règle du jeu, 1939). La trajectoire est sans faille, que la guerre viendra interrompre. Jamais ensuite Renoir ne retrouvera une telle inspiration et une telle réussite.
Né le 15 septembre 1894, à Paris, et disparu le 12 février 1979, à Beverley Hills, aux Etats-Unis, il était entré tard en cinéma, à 30 ans passés, plutôt en dilettante qu'en amateur passionné. Fils du peintre, il aurait vendu quelques-uns de ses tableaux pour financer ses premiers films, qu'il tourne avec pour interprète sa compagne Catherine Hessling, ancien modèle de son père : La Fille de l'eau (1925), La Petite Marchande d'allumettes (1928) et surtout Nana (1926), belle adaptation du roman de Zola, d'un naturalisme influencé par Stroheim.
Il n'éprouve aucune peine à passer au cinéma parlant et après quelques œuvres sans importance (Le Bled, On purge bébé), signe avec La Chienne (1931) son premier très grand film et le premier très grand rôle pour Michel Simon, tragique histoire d'un petit employé, peintre du dimanche malheureux en ménage et qui finit par assassiner sa maîtresse infidèle. Le travail sur le son, la maîtrise de la mise en scène, la description réaliste de personnages entraînés par le destin : tout ce qui fera la particularité de l'univers de Renoir est en place.
Après une transposition très personnelle de Georges Simenon, La Nuit du carrefour (1931, avec son frère Pierre dans le rôle du commissaire Maigret), il tourne Boudu sauvé des eaux (1932), de nouveau avec Michel Simon en clochard anarchiste qui met le désordre dans le petit monde policé du libraire qui l'a sauvé de la noyade. Le film est un succès critique et public et Boudu devient un personnage-type, qui lui vaudra plusieurs remakes.
Si Madame Bovary (1934) est un semi-échec, ce n'est pas par inadéquation de Renoir avec l'univers de Flaubert – il adaptera aisément Maupassant, Gorki, Mirbeau ou Mérimée en en faisant du Renoir -, c'est parce qu'il se montre trop proche de son modèle, qu'il aborde avec respect, réalisant un produit culturel corseté, à l'image de son interprète, Valentine Tessier. L'inverse de son film suivant, Toni, où sa description des travailleurs italiens immigrés en Provence, tournée sur place en extérieurs, est d'une justesse rare dans le cinéma du temps – il faudra dix ans et les premiers films néoréalistes transalpins pour en trouver la pareille.
Cette même justesse et cette sympathie dans le regard font tout le prix de ses deux titres suivants. Dans le premier, Le Crime de Monsieur Lange, sur un scénario de Jacques Prévert, Renoir dessine de façon emblématique le Paris populaire à la veille du Front du même nom : dans cette coopérative créée par les ouvriers pour reprendre leur maison d'édition en faillite passent tous les rêves (et les futures désillusions) de la France de 1935.
Dans le second, Une partie de campagne (1936), il trace en 40 minutes un portrait définitif de la petite-bourgeoisie du XIXe siècle, le temps d'un dimanche au bord de la rivière, où, entre un tour de balançoire, une sieste coquine et un baiser échangé dans un berceau de verdure, s'élabore une inoubliable alchimie des sentiments. Le film, abandonné en cours de tournage, ne fut présenté que dix ans plus tard ; malgré son inachèvement, il demeure le chef-d'œuvre peut-être le plus précieux de son auteur, un petit miracle d'équilibre dans l'émotion.
Renoir est alors un grand réalisateur, dont tous les films, dans lesquels tournent les meilleurs acteurs français, sont attendus avec impatience par le public. Les Bas-fonds (1936, avec Jean Gabin et Louis Jouvet), La Grande Illusion (1937, avec Gabin, Pierre Fresnay et Erich von Stroheim), La Bête humaine (1938, avec Gabin toujours) composent une trilogie dont chaque élément est indépendant, mais dont l'ensemble fonctionne comme un tout, reflet d'une éternelle comédie humaine.
La Règle du jeu vient clore la période : jeu de massacre social, drame mondain, pamphlet tragique, cocasse sarabande de pantins dérisoires, le film déroute, même s'il n'est pas rejeté par le public comme cela a souvent été affirmé. Il tombe simplement mal, quelques jours avant la mobilisation générale et le départ pour la guerre. Repris vingt-cinq ans plus tard, il apparaîtra comme un des films-clés du cinéma français, dont l'éclat ne s'est pas terni.
Mais c'est une période qui se clôt. Renoir part s'installer aux États-Unis, où il tournera six films, entre 1941 et 1947. Il était difficile, pour un cinéaste aussi profondément ancré dans son terroir, de trouver une inspiration autre ; s'il ne s'est pas asphyxié à Hollywood, comme Duvivier, sa respiration n'y fut plus la même.
On a souvent considéré ses films américains comme négligeables, ce qui est faux. Certes, malgré leurs beautés ponctuelles, ni L'Étang tragique (1941), ni L'Homme du Sud (1945), ni La Femme sur la plage (1947) ne sont à la hauteur de ses films de la décennie précédente. Et si Le Journal d'une femme de chambre (1946) présente quelque intérêt, c'est parce que, par son étrangeté, il ne ressemble guère à un produit américain – ni d'ailleurs à un produit français. Mais on sent toujours, sous le calibrage hollywoodien, un réalisateur qui a un univers à exprimer. Ce qui n'apparaîtra pas souvent durant les dix années suivantes.
Renoir passe en Inde tourner l'adaptation du roman de Rumer Godden, Le Fleuve (1951). Superbement photographié par un autre Renoir, son neveu Claude, le film déroule une splendeur hors du temps, méditative et contemplative, qui garde ses adeptes, mais dans laquelle on cherche en vain les traces particulières du cinéaste. Des traces que l'on aura tout autant de mal à trouver dans Le Carrosse d'or (1952), French Cancan (1954) ou Elena et les hommes (1956). Le succès auprès de la critique est assuré, mais le public ne s'y retrouve pas. Il y a de la couleur, du mouvement, des acteurs (Anna Magnani, Gabin, Ingrid Bergman) célèbres. Mais ces recréations du XIXe siècle ou de la Belle Époque, malgré leur élégance, semblent coupées du monde actuel et ne sont pas du gabarit de l'ancien Renoir.
Le Déjeuner sur l'herbe (1959) renoue, plus de trente ans après, avec la veine d'Une partie de campagne. Une ode à la Nature qui renvoie aux tableaux paternels, la fraîcheur d'une actrice inconnue (Catherine Rouvel), la beauté formelle, contre-balancent le discours curieusement ambigu (la Science n'est que tromperie) de la part d'un esprit aussi longtemps jugé progressiste. Un discours qu'il reprend dans son adaptation du Dr. Jekyll & Mr. Hyde de Stevenson, Le Testament du docteur Cordelier (1959) : Jean-Louis Barrault y campe le savant dépassé par son invention et qui plonge dans le Mal.
L'exercice est intéressant : Renoir tourne en noir & blanc, dans des conditions neuves pour lui, imposées par la télévision. Trois ans plus tard, l'adaptation du roman de Jacques Perret, Le Caporal épinglé, lui permet de revenir, vingt-cinq ans après La Grande Illusion, sur son expérience de la Grande Guerre. Mais c'est son chant du cygne – Le Petit Théâtre de Jean Renoir, série de sketches qu'il filme en 1969 pour la télévision, mérite d'être oublié.
Trente-cinq longs métrages, une poignée de titres décevants, une série de films dont on n'est pas près d'épuiser les beautés : le bilan est vite fait. Jean Renoir fut bien le Patron – même si les patrons ne sont pas toujours infaillibles.
Lucien Logette
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