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Dès 1942 et son premier long-métrage L'Assassin habite au 21, il est célébré comme un cinéaste majeur. Responsabilité écrasante. Il se veut à la hauteur de cette réputation d'excellence et ne tournera que dix longs-métrages en 25 ans de carrière. Il est vrai qu'il doit traverser les secousses de l'épuration d'après guerre, puis la fronde de la Nouvelle Vague qui veut balayer les "Anciens" appartenant à la "tradition française" mais, surtout, il droit transiger avec ses propres démons. Démiurge en quête de perfection, il met souvent lui-même en péril ses propres entreprises, se forgeant une épouvantable réputation de réalisateur intransigeant, intraitable et maltraitant avec ses acteurs et ses équipes.
Ce sont les mots "petitesse", "aigreur", "sadisme" (et pas seulement envers ses personnages) qui reviennent régulièrement sous la plume des adversaires au cinéma de Clouzot, lequel n'est même qu'un cinéaste manqué de série B selon Paul Vecchiali. Dans son Encinéclopédie, il règle son compte au "maître" qui "avait pour objectif l'effet, écrit-il. Par-ci, par-là, une séquence bien venue (...) mais c'est d'avantage l'accabler que de lui attribuer un talent fugace". Le jugement est sévère, mais à la mesure du dégoût que peut provoquer ce cinéma de la noirceur intégrale à ceux qui, comme Vecchiali, préfèrent voir éclater sentiments et poésie, chez Grémillon comme chez Pasolini, deux de ses auteurs de chevet.
Clouzot en est à l'opposé. L'amour, la lumière, la joie ou la transcendance sont des notions à peu près inconnues dans son univers. Et si, dans Quai des orfèvres, on est emporté par la rengaine légère de la bien nommée Jenny Lamour ("Avec son tra-la-la, son petit tra-la-la..."), c'est pour mieux nous faire oublier son inconséquence. D'autant que la sulfureuse bombe sexuelle incarnée par Suzy Delair (la compagne de Clouzot à cette époque) n'est, dans l'intimité, qu'une bonne épouse, ravie de faire la tambouille à son homme, et saisie, Dieu sait pourquoi, de rêves de gloire midinette, ne comprenant qu'à moitié que son talent trouve son fondement là où l'on sait, du côté de son petit "tra-la-la".
Les femmes ? Le début — indispensable — d'une fin programmée. D'où la persistante réputation de misogynie dans le cinéma de Clouzot. Elles ne sont pourtant qu'un simple éclat sombre dans un puits de ténèbres.
Plutôt que manipulatrices, elles sont les victimes des fantasmes masculins et de leurs obsessions. Filles de joie, avorteuses, chanteuses de cabaret, adultères criminelles... Mais ce bien sont les désirs des hommes qui les déterminent. Une façon implicite de refuser leur existence en dehors du regard masculin. Lorsque Clouzot adapte ainsi le célèbre roman Manon Lescaut, en le détournant et le situant dans le monde contemporain, il ne parvient pas à en détruire la convention. On peut, au contraire, estimer qu'il la conforte.
Clouzot est encore plus féroce avec les hommes mais, en effet, il met en scène les femmes en insistant sur la peur qu'elles inspirent et la violence qu'elle provoquent à leur insu. Sur ce terrain, entre le Clouzot cinéaste et le Clouzot privé, la frontière du bien fondé de ces craintes, entre réalité et fantasme, est souvent franchie. La plus célèbre gifle du cinéma français, c'est Clouzot qui la donne à Brigitte Bardot, sur la plateau de La Vérité. La star en retourne aussitôt une autre, tonitruante, à son metteur en scène. Peu de gens ont assistés à cette scène, dans l'ombre des studios; c'est pourtant l'une des plus légendaires. Sans doute parce qu'invisible, et fortement symbolique.
Il apparait surtout que Clouzot ne peut concevoir les rapports affectifs sans un retour cruel. Pygmalion déclaré de Suzy Delair, rêvant de métamorphoser Bardot (faire du sex symbol une vraie actrice — il n'y parvient qu'en partie) ou de propulser la timide Véra (devenue Clouzot, sa femme) en vedette de premier plan (la torture cesse vite, après quelques échecs), il est un cinéaste de la frustration. Lui même, découvrant les films de Stroheim après la guerre, se réjouira qu'on le compare à l'auteur de Folies de femmes et Les Rapaces. Quant à Hitchcock, la parenté se fit tout naturellement, simplement parce qu'à la même époque, ils adaptèrent Boileau-Narcejac. L'un avec Vertigo (Sueurs froides), l'autre avec Les Diaboliques, tirant chacun le contexte policier vers le fantastique intimiste. Clouzot, à sa manière, moins flamboyante, appartient à cette famille d'artistes. Il y a de la rage à vouloir vivre dans un monde qui n'a aucun attrait et vous rejette.
Il n'a pas trente ans lorsqu'il se croit condamné par une turberculose pulmonaire. Il rédige testaments et mémos sur ses "dernières" impressions. Sera-t-il jamais en paix depuis ce moment ? Tourmenté, malade (il passe quatre ans, de 1934 à 1938, dans un sanatorium pour soigner une tuberculose pulmonaire), inquiété (ses débuts de réalisateur, en 1942, coïncident avec l'occupation allemande), Clouzot ne cessa de construire une oeuvre marquée par le sentiment de culpabilité et le besoin d'expier la noirceur des âmes à travers des récits qui avancent le plus souvent masqués, visant le spectaculaire et le divertissement.Elle se compose ainsi presqu'entièrement de suspenses où le crime, le danger et la trahison sont les principaux ressorts. Il écrit dans son journal, au sanatorium : "J'appelle sensiblerie (l'aptitude à ressentir) toute émotion née d'un préjugé affectif c'est à dire qu'il n'est rien de plus impersonnel que la sensiblerie, de plus personnel que la sensibilité." On ne trouvera en effet chez Clouzot que des personnages luttant férocement pour ne pas céder à la sensiblerie, jusqu'à verser dans la méchanceté, et ne révélant leur sensibilité qu'à contre-coeur ou par inadvertance (tel le dernier plan de Quai des orfèvres, où Jouvet, inspecteur intraitable, est montré, in fine, sous un jour totalement nouveau en quelques secondes par la grâce d'une boule de neige et de l'apparition d'un personnage inattendu).
On ne trouve nulle trace de tendresse chez Clouzot. Plutôt même les marques de l'anxiété d'y avoir recours et le regret de la voir surgir, et toujours trop tard. D'où un sentiment de tragédie et de catastrophe imminents, jamais compensés.
Le réalisateur ne s'aventura qu'une seule fois sur le terrain de la comédie, mais en adaptant franchement un boulevard de Flers et Cavaillet et, curieusement, Miquette et sa mère , aux accents pirandelliens, lui vaut une certaine admiration de ses adversaires, tout en restant une oeuvre largement méconnue. Elle ressemble, il faut dire, si peu à du Clouzot ! Certes il y a Jouvet et Saturnin Fabre, mais aussi, venu d'un tout autre univers, Bourvil. Aux yeux du cinéaste, l'essai fut une erreur complète. D'autant qu'il estime que le théâtre n'a que faire du cinéma, car il y manquera toujours le maillon essentiel : la complicité avec le public, qui influe sur la réprésentation.
C'est le genre policier, dont il est un lecteur assidu, qui vaut à Clouzot une reconnaissance immédiate (et durable) lorsqu'après avoir adapté pour Georges Lacombe un roman de Steeman, Le Dernier des six, il reprend le personnage du commissaire Wens, interprété par Pierre Fresnay, dans L'Assassin habite au 21.
Le film est bien dans la manière de l'époque offrant à une galerie de comédiens des rôles où leur "numéro" assure le spectacle. Mais Clouzot y injecte une vivacité et des sous-entendus qui rendent le film captivant, bien meilleur que l'aventure précédente. Ainsi l'humanisme prégnant de Pierre Larquey dans un cinéma de personnages alors très marqués par la caricature se voile d'un cynisme inattendu et d'une méchanceté brusque. Jean Tissier, éternel nonchalant, associé à une mollesse lunaire, dessine une silhouette acide d'homosexuel "méchante". A l'inverse, la raideur de Noël Roquevert est tempérée par un ridicule qui deviendra au fil des ans sa principale caractéristique.Pour Clouzot, la mise en scène de ce petit théâtre que l'on croit d'abord bon enfant tourne au règlement de comptes et la pension de famille respectable où se déroule l'enquête offre peu à peu le visage d'une antichambre où les humains, obligés de cohabiter, s'entredévorent poliment. Sorte de préfiguration d'une certaine idée de l'enfer, déjà sur terre. Ce thème ne cessera de se déployer dans la filmographie du cinéaste, qui choisit volontiers des lieux où ses personnages sont contraints par l'espace qui se réduit autour d'eux, et sont comme démasqués par les tensions de plus en plus vives auxquelles ils sont soumis. Voir la célèbre scène du Corbeau où tous les suspects sont réunis pour une interminable dictée afin de confondre le coupable par son écriture qu'il ne pourra falsifier avec l'usure de la fatigue. Métaphore du style Clouzot ? Innocence et culpabilité obtenues par l'épuisement.
Par ailleurs, tous ces lieux confinés favorisent cette d'impression d'observation "à la loupe" : un village pendant l'occupation (Le Corbeau), un collège (Les Diaboliques), une cour de justice (La Vérité), un camion (Le Salaire de la peur). Ce besoin de huis-clos thématique va jusqu'à dévier vers la théorisation : de la toile du peintre (Le Mystère Picasso, 1956), espace vierge qui se remplit sous nos yeux pour mieux se défaire, jusqu'à la décomposition du film lui-même, récit et tournage, dans le bien nommé L'Enfer,1966, film inachevé au titre-testament, dont on retrouve le détail des mésaventures dans un documentaire de Serge Bromberg L'Enfer de Clouzot (2009). Quant à l'ultime long-métrage du cinéaste, La Prisonnière-1968, il intègre une pratique de la photographie et du SM, qui décompose les corps, en écho à sa quête de trouver un langage moderne.
Les derniers films de Clouzot, dans un souci d'évoluer avec l'époque (dans les années soixante, le débat fait rage sur "l'art moderne") intègrent alors une recherche formelle radicale. Mais ils restent moins convaincants que le classicisme forcené du Clouzot débutant dont le souci de plaire au public laisse à ses fantasmes le soin de se glisser entre les conventions. Du cinéma de Clouzot, on se souvient moins de Terzieff, Diable assumé de La Prisonnière que de la figure obsédante de l'infirmière Héléna Manson ou de l'ambigüe Ginette Leclerc dans Le Corbeau sans parler de la figure fugitive mais vénéneuse de Simone Renant, lesbienne désespérément amoureuse dans Quai des orfèvres, comme du mari popote (Bernard Blier) ou du sournois amateur de photos (Charles Dullin).
Les figures du Mal sont nettement plus fortes, chez Clouzot, lorsqu'elles surgissent subrepticement, de façon inattendue... et naturelle, oserait-on dire. Tandis que les tentatives du réalisateur de les utiliser dans un "grand oeuvre" (faustien ?) perdent de leur force en se voulant impressionnantes. Le climat paranoiaque des Espions, ou celui sexuellement pervers des Diaboliques en est un parfait exemple.
Le regard le plus surprenant sur le cinéaste, c'est celui de Bernard Blier assimilant Clouzot à Dickens, parce que créateurs tous deux d'une cour des miracles où la constation des abominations humaines n'est que l'expression d'un humanisme. Un humanisme malade de sa propre humanité ?
Philippe Piazzo
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