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Exégètes et hagiographes n'ont pas manqué, depuis sa disparition précoce, de creuser dans un corpus heureusement suffisamment solide pour résister aux explorations venues de toutes les directions, aussi bien du côté des Cahiers du cinéma que de Positif, Tarkovski représentant un des rares exemples de consensus critique. Multirécompensé par les grands festivals, Cannes et Venise – de tous ses titres, seul Le Miroir ne récolta aucun prix -, il fut par ailleurs en butte à tant de tracasseries de la part de l'administration soviétique qu'il dut choisir l'exil pour continuer à tourner. Un artiste génial et maudit, et maudit parce que génial, il y avait là matière à statufication – c'est chose faite, puisque son effigie en pied est aujourd'hui visible à l'entrée du VGIK, l'école de cinéma moscovite où il fit ses études en 1959 et 1960.
La reconnaissance est tardive, de la part d'un État qui ne lui laissa pas beaucoup d'occasions d'exercer son art. La période n'était pourtant pas la pire, puisque Tarkovski commença à tourner au moment du "dégel" khrouchtchévien et disparut alors que la perestroïka s'engageait. Mais les pesanteurs bureaucratiques demeuraient lourdes pour un esprit non-conforme.
Il est difficile aujourd'hui de comprendre ce qui a pu froisser les instances officielles dans L'Enfance d'Ivan (1962) ou ce qui a pu les inquiéter dans Andréi Roublev (1966), au point de n'autoriser le film qu'après trois ans de montages successifs. Tout autant que les multiples coupes effectuées dans Solaris (1972) avant que son auteur ait le droit de le présenter à Cannes. Tout autant que les quatre années de placard du Miroir, réalisé en 1974, parvenu en France en 1978. Tout autant que l'interdiction de Stalker qui lui valut d'être programmé à Cannes 1980 sous le manteau. Etc.
On comprend que Tarkovski ait fini par aller où on l'acceptait, en Italie pour Nostalghia (1983), en Suède, invité par Bergman dans son île, pour Le Sacrifice (1986) – ce qui permit à Chris Marker de réaliser un documentaire sur le tournage, Tarkovski 86, qu'il reprit plus tard dans Une journée d'Andréi Arsenevitch (1996).
Tout avait pourtant bien commencé. Écrit avec Andréi Kontchalovski (ils collaboreront jusqu'à Andréi Roublev, avant que celui-ci ne se lance à son tour dans la réalisation en 1965), Le Rouleau-compresseur et le violon, son film de fin d'études au VGIK, obtient le Prix au Festival étudiant de New York en 1961.
L'Enfance d'Ivan, tourné immédiatement, décroche le Lion d'or à Venise en 1962. Tarkovski signe un étonnant portrait d'enfant guerrier – un enfant qui, malgré ses 12 ans, ne l'est déjà plus, depuis qu'il a vu sa mère mourir sous les balles allemandes : il est encore plus coriace que les soldats de métier auxquels il sert d'éclaireur, refuse l'autorité, ne songe qu'à tuer. "Enfance" est une antiphrase : Ivan est une machine, sans affects. L'héroïsme collectif, longtemps indissociable de la vision soviétique de la guerre de libération, a disparu – c'est par là que le film est de son temps, qui voit le début, timide, de la promotion de l'individu.
Tarkovski, sans rien montrer d'autre que la boue, la pluie et des déplacements dans l'obscurité, recrée une sensation de guerre plus crédible que chez les spécialistes Bondartchouk ou Guerassimov, et parsème son film de séquences rêvées, coulées de bonheur dans un univers de mort. L'œuvre s'ouvre par un panoramique vertical sur un arbre feuillu et s'achève sur un tronc mort, images qui deviendront récurrentes. Si Jean-Paul Sartre défendit L'Enfance d'Ivan, bien que le film n'en ait pas vraiment eu besoin, c'est parce qu'il le découvrit en même temps qu'Une journée d'Ivan Denissovitch, et que la nouveauté de l'un et de l'autre semblait évidente – ce qui était exact.
Andréi Roublev, entrepris ensuite, changeait d'inspiration et de format. Tarkovski passe d'un épisode individuel – un moment de la guerre vue par un enfant – à une recréation grandiose de la Russie du XVe siècle, à travers l'itinéraire d'un moine, fameux peintre d'icônes, au cœur d'un pays écartelé entre guerre et foi, cette dernière n'étant pas la moins violente.
Discussions théoriques sur l'art et la croyance, interrogations sur la fonction de la représentation, évocation des religions sectaires qui se greffaient sur l'orthodoxie officielle, choix individuel du repli dans le silence, le cinéaste, tout au long des trois heures de son film (durée raccourcie, l'original comptant 25 minutes de plus), développait un point de vue peu en phase avec l'idéologie alors soutenue par le pouvoir soviétique – Brejnev avait donné un coup d'arrêt au dégel. Rien d'étonnant donc à ce que la censure jetât un regard dépourvu d'aménité sur une œuvre qui proclamait que la foi était une valeur capable de triompher de toutes les aventures séculières – jusqu'à permettre à un fondeur de cloches débutant d'opérer un quasi-miracle.
Le plus étonnant n'étant pas qu'elle fasse des misères au film, mais qu'elle l'ait laissé tourner – les scénarios faisant toujours l'objet d'une attention aussi scrupuleuse que les œuvres terminées. Roublev connut le placard trois ans durant, mais fut cependant présenté à Cannes 1969, en catimini (projection nocturne le dernier jour) - ce qui n'empêcha pas la critique internationale de lui décerner le Prix Fipresci. On peut rechigner devant le discours proposé, premières manifestations d'un mysticisme dont Tarkovski ne sera pas avare. On ne peut qu'être subjugué par la maîtrise dont le cinéaste fait preuve et le point de vue visionnaire, le terme étant parfaitement à sa place, qu'il dispense. Plastiquement, on a rarement fait mieux.
La guerre, le Moyen-Âge – pourquoi pas le futur ? Le projet fut-il lancé à l'initiative des autorités, comme une réponse soviétique au 2001 de Kubrick, ou représentait-il un vrai désir de Tarkovski d'affronter l'univers de la science-fiction ? En tout cas, il se lança dans l'adaptation du célèbre roman de Stanislas Lem, Solaris, celui-là même que Steven Soderbergh revisitera trente ans plus tard.
Adaptation assez fidèle, les thèmes de l'écrivain polonais recoupant ceux du cinéaste : la conscience de soi, la confrontation du réel et de l'irréel, l'intrusion du fantastique (le personnage de l'épouse morte, renaissante et tuée de nouveau, appartient plus au domaine du fantastique qu'à la pure s-f). Et qui débouche sur un drame plus intimiste que spectaculaire, entre les discussions initiales et finales et les huis clos dans la station orbitale qui surveille la planète Solaris : Tarkovski n'a pas joué la carte du dépaysement lointain. Hormis quelques plans de l'océan maléfique, cerveau de la planète, tout se joue de façon immobile entre humains et androïdes, dans une relation désespérée. Manifestement, ce n'est pas le chant des étoiles qui a passionné l'auteur, mais bien plutôt la tragédie interne du savant qui trouve dans l'amour pour un clone de son épouse disparue l'oubli de sa responsabilité première.
Kubrick avait œuvré dans la démesure, ce qui faisait passer le propos, pas mal naïf. Tarkovski aborde son sujet avec le sérieux requis. Le jury de Cannes 1972 ne pouvait faire moins que lui offrir son Grand Prix spécial. Par-delà l'intérêt du problème, et la beauté de certains plans, on est surtout frappé aujourd'hui par la longueur de la démonstration : même si la version actuelle ne dure plus que 159 minutes, certaines semblent très longues (dont un interminable travelling embarqué sur une autoroute japonaise, hors sujet et lourdement sursignifiant et qui fit délirer à l'époque). Demeure la beauté de la future réalisatrice Natacha Bondartchouk, qui a résisté au temps.
Après l'odyssée spatiale, c'est en lui-même que Tarkovski va chercher, et trouver, l'inspiration. En lui et chez son père Arseni, poète reconnu – qui dira lui-même ses poèmes sur la bande-son -, et pour faire bonne mesure, il demande à sa mère, Margarita Terekhova, d'interpréter son propre rôle dans le film.
Le Miroir est assurément le film dans lequel l'auteur s'est le plus livré : auto-analyse, quête du temps perdu, va-et-vient entre l'enfance, l'adolescence et la maturité, il s'agit d'une œuvre à la première personne, celle que chaque cinéaste rêve de tourner. Le narrateur demeure hors champ – il n'apparaîtra que dans l'avant-dernière séquence, mais une affiche d'Andrei Roublev sur un mur certifie l'identification -, il revit son enfance, le départ du père, l'amour de sa mère, ses manques avec son propre fils. Le temps se dilate, bégaie, les époques se chevauchent, l'ancien et le nouveau dialoguent, les miroirs se répondent d'une période à l'autre.
C'est évidemment l'œuvre la moins immédiatement accessible si l'on n'est pas habitué à une narration qui respecte le désordre de la mémoire. C'est tout aussi évidemment la plus chère aux amateurs de Tarkovski, celle où il a offert le plus grand nombre de clés, intégrant l'individuel au collectif ; un film sur la Russie en miroir, que Gilles Deleuze avait rangé avec raison dans la catégorie "Les cristaux du temps". Que le film ait été taxé d'avant-gardisme par les censeurs russes, raison pour laquelle il mit quatre ans à nous parvenir, n'est pas surprenant.
La même accusation aurait pu être émise pour Stalker, nouvelle plongée dans l'imaginaire de la s-f, cette fois-ci à partir d'un roman des frères Strougatski, les plus intéressants écrivains soviétiques du genre, traduits en France dès le début des années 70. Pas d'exploration galactique, pas de planète dangereuse, mais une immersion dans un univers terrestre hyper-réel composé d'entrepôts désaffectés, baignés par une pluie constante, zone glauque au cœur de laquelle existe un espace mystérieux, la Chambre, lieu de réalisation de tous les désirs, que seuls les intercesseurs, les stalkers, peuvent atteindre.
On comprend que c'est la dimension métaphysique de l'argument qui a intéressé Tarkovski. Les deux personnages qui vont tenter l'aventure pour parvenir à la Chambre, guidé par un stalker, devront, comme dans toute vraie quête, affronter des épreuves, surtout mentales. Dévoilement profond de chacun, interrogation sur les apparences et les masques, ouverture vers une révélation mystique, l'ambiguïté règne et la quête de l'inconnu est avant tout une quête de soi, comme celle de Roublev se vouant au silence. Pourtant tourné avec le soutien du pouvoir – la réalisation (presque trois heures) fut longue et difficile -, le film déplut, plus exactement inquiéta : cette description d'un monde imaginaire bloqué, d'une noirceur déprimante, gouverné par des règles changeantes que seuls quelques-uns comprennentt, ne renvoyait-il pas à une réalité plus prosaïque, que chaque soviétique connaissait ?
Stalker fut projeté à Cannes comme un film-mystère, sans être annoncé, afin d'éviter l'incident diplomatique, et récolta le Prix du jury œcuménique, qui y trouva certainement de quoi alimenter sa réflexion. S'il avait pu être en compétition, le film aurait surtout mérité un Prix de la mise en scène glacée…
Travailler au pays devenait trop délicat pour Tarkovski. Il voyage en Europe, rencontre Tonino Guerra, le fameux scénariste italien, avec qui il écrit Nostalghia, qu'il viendra tourner en Italie en 1982. Petit film – à peine plus de deux heures -, mais tout empli des interrogations récurrentes de l'auteur : la mémoire, l'art et la vie, la quête mystique, la mélancolie d'une terre déjà lointaine et qu'il ne retrouvera plus – sa femme parviendra à quitter l'URSS et le rejoindra en Italie. Le Festival de Cannes peut enfin l'accueillir en pleine lumière et lui décerne en 1983 le Prix du cinéma de création, une des appellations les plus pléonastiques de l'Histoire.
C'est donc auprès de Bergman, auquel on n'avait pas manqué de le comparer depuis longtemps – même si leurs films sont incomparables, ils habitent les mêmes territoires -, que Tarkovski va trouver refuge, pour un film que, atteint d'un cancer grave, il sait ultime. Le Sacrifice sera évidemment qualifié d'œuvre testamentaire – mais chacun de ses films aurait pu jouer ce rôle.
Bouclant la boucle, l'arbre mort qui achevait L'Enfance d'Ivan est replanté au début du Sacrifice, affirmation de la croyance en la pérennité de la vie, même au bord de la catastrophe annoncée qui viendra troubler l'anniversaire d'Alexandre, l'écrivain héros du film. Lars von Trier, qui n'a jamais caché ses liens avec Tarkovski, reprendra cette même vision de l'attente du gouffre dans Melancholia.
Plus que testamentaire, Le Sacrifice est un précipité de ce qui constitue l'univers du cinéaste, l'angoisse existentielle, la solitude (sauvée par la transmission paternelle, même s'il est déjà trop tard), la solution religieuse.
On peut rester indifférent à sa problématique, pas à la somptuosité de sa mise en forme. On doit regretter que l'auteur ait disparu si tôt, à 54 ans, mais on peut s'interroger sur ce qu'il lui restait à dire. D'Andréi Roublev à Solaris, en passant par l'exploration de ses mondes intérieurs, Tarkovski avait déjà couvert l'éventail des possibles…
Lucien Logette
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