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Ombre suffisamment importante pour qu'une critique française trop paresseuse pour tenter de découvrir ce qui se passait de l'autre côté des Alpes décide que le cinéma italien était décidément moribond, puisque les distributeurs hexagonaux ne trouvait rien à présenter. Le balancier semble heureusement reparti dans l'autre sens – 20 titres transalpins sortis en 2011 – et sans doute faut-il y voir la conséquence du succès dans les festivals des films de Garrone et de Paolo Sorrentino.
Le passage sur les écrans français des films de Sorrentino ne s'est pas accompli brutalement : ce n'est qu'en février 2005 qu'est sorti Les Conséquences de l'amour (Le consequenze dell'amore), pourtant sélectionné en compétition à Cannes en 2004 et ce n'est qu'en février 2012 que le public a pu découvrir son premier long métrage L'Homme en plus (L'uomo in piu), datant de 2001. Encore fait-il partie des cinéastes privilégiés, puisque les spectateurs ont pu avoir accès à ses cinq films de fiction, ce qui n'est pas le cas pour nombre de ses confrères…
Dès L'uomo in piu, l'univers de Sorentino est en place : un "héros" solitaire, à la fois détenteur et victime du pouvoir qu'il détient, et que l'on retrouvera, d'un film à l'autre, souvent sous les traits de Toni Servillo, extraordinaire acteur de théâtre, aussi à l'aise pour incarner une vedette du football, comme ici, qu'un comptable douteux, un président du conseil ou un collecteur de fonds pour la Camorra napolitaine. Le scénario, astucieux, du cinéaste (auteur de tous ses films) repose sur une confusion d'identité entre une star du ballon rond et un chanteur à succès, porteurs d'un même patronyme et dont le croisement des trajectoires respectives va bouleverser les carrières. Le film fait encore appel à une certaine tradition de la comédie italienne – même s'il ne s'agit pas ici d'une comédie -, par ses arrière-plans et la multiplicité de ses personnages, tous aspects que Sorrentino va éliminer dès son œuvre suivante, Les Conséquences de l'amour.
Supprimant presque carrément l'action – le film se passe dans un hôtel luxueux de la montagne suisse et décrit le quotidien immobile d'un homme mystérieux installé là depuis dix ans, qui ne quitte sa retraite que pour rencontrer à dates fixes les membre de l'Organisation dont il est le comptable -, l'auteur parvient à capter la vibration d'un temps suspendu, tout entier consacré à quelques rituels, lever, repas, coucher. Un dérapage minuscule – l'homme échange quelques mots avec la barmaid de l'hôtel et découvre qu'il est un être vivant -, et toute la construction va se lézarder, explicitant parfaitement les promesses du titre. Toni Servillo, encore inconnu à l'époque (à l'exception des seuls admirateurs des films de Mario Martone), fut une des révélations du festival de Cannes, même si le film fut oublié par le jury. Oubli compensé par les cinq David (les César italiens) récolté par Les Conséquences de l'amour en 2005. Sorrentino s'y révélait, outre un grand scénariste et un grand directeur d'acteurs, comme un styliste, capable de transfigurer, par le choix de ses cadrages, la ville de Lugano en un lieu méconnaissable, ou de régler superbement un finale lyrique sur les monts alpins. S'il a été plus ambitieux depuis, il a atteint, dès ce second film, un sommet.
Deux ans plus tard, L'Ami de la famille (L'amico di famiglia, 2006) représente un changement de cap radical. Certes, le héros est toujours un solitaire (même s'il vit avec sa mère malade), de nouveau obsédé par l'argent (il est usurier) et transformé par un amour tardif. Mais le caractère presque abstrait des "aventures" du comptable du film précédent a laissé place à un grouillement urbain dans lequel s'agitent quelques "monstres" dignes du Scola d'Affreux, sales et méchants. Et Sorrentino décrit un personnage à l'égard duquel toute empathie est impossible – laid, avare et morbide, il est surtout totalement méchant, ce qui explique la gêne manifestée par la critique (et par une partie du public) devant un film aussi grinçant et déstabilisant. Le jugement mérite appel - Sorrentino y réglait avec aisance la sarabande de ses pantins et filmait, le grand chef opérateur Luca Bigazzi aidant, la cité mussolinienne d'Agro Pontino de façon aussi magnifique que celle de Lugano.
Le festival de Cannes 2008 représenta un moment d'apogée pour le nouveau cinéma italien en général et pour Toni Servillo en particulier, puisque celui-ci était au générique des deux films en compétition, Gomorra (M. Garrone), Grand Prix du jury, et Il divo (Sorrentino), Prix du jury. S'il n'est qu'un participant parmi d'autres du premier, il fait, dans le second, un numéro éblouissant, recréant la figure de Giulio Andreotti, l'"insubmersible", Premier Ministre à répétition, incarnation même de la corruption politique. Mais Sorrentino n'a pas conçu un film-enquête à la Rosi, ni le portrait-charge d'un politicien précis toujours vivant. Plus largement, à travers un scénario elliptique et extrêmement élaboré – nous ne sommes ni chez Yves Boisset ni chez Oliver Stone -, il dresse le tableau d'un homme de pouvoir, avec tout ce que le terme implique de nuisances, coups tordus, compromissions, trahisons et assassinats symboliques, tous éléments appartenant tout autant à la sphère politicienne nationale qu'à ses voisines. Encore une fois, l'empathie est difficile devant un tel "monstre", mais la description des mécanismes de contamination des consciences force l'admiration – outre le palmarès cannois, Il divo remporta par ailleurs deux douzaines de récompenses à travers la planète.
Cohérent dans sa pratique du grand écart dans la structure de chaque film, Sorrentino opère, avec This Must Be the Place (en compétition à Cannes 2011), un nouveau changement complet. Délaissant la réalité italienne, il découvre, à son tour, l'Amérique, passant du film quasi immobile au road-movie, comme l'ont fait avant lui bien des réalisateurs européens. Si son héros demeure dans la même gamme des personnages solitaires – ici, une rock-star retraitée, quoique ayant conservé renommée et fortune -, il l'entraîne dans une quête identitaire, à la recherche de l'ancien bourreau de son père décédé. Et si l'argument n'a, pour une fois, rien d'original, la manière dont Sorrentino le développe est remarquable : Sean Penn, enfin excessif à bon escient, avec sa perruque, son maquillage, sa voix de fausset et la fatigue mortelle qu'il semble éprouver à chaque mouvement qu'il exécute, se métamorphose au fil des rencontres effectuées au cœur du continent (dont celle avec un étonnant Harry Dean Stanton, en inventeur du bagage à roulettes). Et la vengeance qu'il accomplit à la place de son père fait de lui un autre personnage, même s'il revient au pays (l'Irlande) pour y retrouver femme et quotidienneté. Encore une fois, Sorrentino, surgissant là où il n'était pas attendu, a décontenancé critique et jury cannois. Il signe pourtant là un opus remarquable, dans la cohérence d'une œuvre qui repose paradoxalement sur la discontinuité.
À 42 ans, Paolo Sorrentino a déjà composé, avec cinq titres hors du commun, une filmographie que lui envierait nombre de ses confrères, italiens ou non. S'il n'a pas le génie lyrique et visuel de Giorgio Diritti (L'uomo che verra, 2009), scandaleusement négligé par les distributeurs français, il est, parmi les cinéastes de sa génération, sans doute un de ceux dont on peut attendre avec le plus d'intérêt les futures réalisations.
Lucien Logette
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