Entré en 2012 dans le très observé classement des plus grands films de tous les temps du magazine Sight and Sound, revue phare du British Film Institute, La Jetée s’y place comme une étrangeté hors-normes, détonnant indéniablement. Par sa durée, vingt-six minutes et quarante-et-une secondes ciselées et envoûtantes. Par son genre également, le roman-photo, narré par la voix impériale de Jean Négroni, ténor du théâtre français. Tant de considérations morphologiques pour l’une des matrices de la science-fiction à la française, un geste unique de l’inclassable Chris Marker dont la rencontre avec le génie aliéné de Terry Gilliam, trente-quatre ans plus tard, n’a rien d’un hasard.
Les réinterprétations d’un film à l’autre, d’un auteur à l’autre, sont la sève d’une grande partie du paysage cinématographique actuel. Parfois le revisite malheureux d’un metteur en scène vers ses grandes heures, parfois la plate singerie d’un émulateur écrasé par le poids de ses maîtres : pour ausculter le passage de flambeau de Chris Marker à Terry Gilliam, le terme approprié semble être celui de « réminiscence cinématographique », retour à l’esprit d’un souvenir non identifié comme tel. En adaptant le concept du classique français, Gilliam plonge son cinéma dans de nouvelles eaux…
En 1996, le nouveau film de l’ex-Monty Python avec Brad Pitt et Bruce Willis en tête d’affiche rassemble près de trois millions de spectateurs dans les salles françaises. L’armée des 12 singes, ambitieux blockbuster de science-fiction sous fond de voyage temporel et de complot mondial, triple le score du précédent bijou de son réalisateur, Brazil, sorti dix ans plus tôt. Le film de Terry Gilliam est alors un phénomène de société. La prestation hallucinée de Brad Pitt – tout droit sorti des rues poisseuses de Seven, sorti la même année – est sur toutes les lèvres. De son côté, Bruce Willis, dans le dernier acte du long-métrage, devient tout un symbole des récits à suspense, magnifié et utilisé quelques années plus tard par la plume distordue de M. Night Shyamalan. Malgré cela, Terry Gilliam n’entrera fort heureusement jamais dans le moule, et même quand l’industrie tentera de l’y insérer, le trublion britannique passera deux décennies à se battre contre des moulins à vent, sa maudite adaptation de Cervantes devenant mythique.
Il en va ainsi de la nature même du projet et du geste du metteur en scène : miroir tendu à l’Amérique de la fin des années 1990, le cadre du film évoque le fruit pourri des années SIDA et des répressions gouvernementales qui s’en sont suivies. En souterrain, les grandes vagues de sans-abrisme ayant émergé dans le courant des années 1980.
Le monde contemporain dans lequel est renvoyé James Cole (Bruce Willis), pour découvrir la racine d’un virus mortel ayant décimé une grande majorité de l’humanité, broie ses protagonistes. La mise en scène en contreplongée filmant Bruce Willis et sa compagne de jeu Madeleine Stowe, comme piégés dans un monde de buildings et de fureur sonore, offre comme seules échappatoires de lugubres espaces de culture désolés (théâtres abandonnés) et régis par la violence de sans-abris réduits à un état sauvage.
Si cette colère sociale et rejection de la bureaucratie traversent l’ensemble de l’œuvre de Gilliam, elles ne se maintiennent qu’assemblées à une lourde folie. De Brazil à Las Vegas Parano en passant par Les Frères Grimm, les transes et mondes merveilleux sont vitaux pour fuir la laideur ambiante, qui suinte de tous les pores de son cinéma. Il existe pourtant un point de rencontre, de véritable osmose d’une tonalité à une autre, qui porte L’armée des 12 singes comme « ailleurs » dans la trajectoire de metteur en scène de Terry Gilliam. À l’instar de Christopher Nolan qui emprunta à Steven Spielberg le souffle émotionnel de sa vision pour fomenter le cœur du bouleversant Interstellar, Gilliam opte pour un bouturage des plus étonnants. En travaillant l’œuvre de Chris Marker, le réalisateur repense bien plus que le « twist » final de sa Jetée et son fascinant concept, mais bien son âme, traduite dans une simple mais puissante image finale.
Chris Marker est, par le mythe de son existence, un personnage que n’aurait pas renié le naturalisé britannique (ayant renoncé à sa nationalité américaine en 2006) qu’est Terry Gilliam. Tous deux plasticiens amoureux de l’expérimentation passés par le déracinement, ils sont aussi passés maîtres dans l’art de la dissimulation, tant Gilliam par ses années Monty Python et ses multiples personnages, que Marker par ses nombreux noms d’emprunt et fabulations sur sa propre vie. Semer le trouble, rester imprenable. Fervent pétainiste, Chris Marker quittera l’air de Vichy dans le courant de l’occupation alors que son engagement pour « le héros de la Grande Guerre » allait jusqu’à orienter ses écrits de journaliste dans ses jeunes années. Abandonnant ses illusions, il rejoint la résistance et son parcours d’artiste en gardera la marque jusqu’au bout, bien longtemps après la guerre.
Lorsqu’il imagine dans La Jetée, à l’aube des années 1960, cette France fictive au bord de la troisième guerre mondiale et les séquelles de celle-ci, Marker emprunte la voie du « roman-photo ». Cet usage, qui détone et créera bien des débats sur la catégorisation du film (est-ce un « vrai » film ?), instaure un sentiment de profonde nostalgie qui prend à la gorge autant qu’il étonne. L’atmosphère lugubre et les représentations des geôliers de notre héros, dont l’incarnation évoque les scientifiques de l’Allemagne nazie, voient leur potentiel d’angoisse passer à l’ombre d’une atmosphère sonore à la douce tonalité. Par le biais d’un susurrement, le spectateur serait amené à plonger dans une abrutissante relaxation, prêt à tout recevoir, tout accepter. Une lente prise de force comme un endormissement, et non dans la fureur, se démarquant des représentations habituelles de basculement vers le fascisme. Cette hypnose sensorielle, Chris Marker l’a vécue dans sa chair. Pourtant, pour trouver la clé de la charge émotionnelle empruntée par Terry Gilliam pour son Armée des 12 singes, il faudra regarder ailleurs. La colère sociale de Marker est consciente, triste et empreinte de nuances de bleu, celle de Gilliam suffoque et s’accroche à des chimères merveilleuses. Néanmoins, c’est bien vers une seule et même figure que les deux artistes vont regarder.
Pour incarner le docteur Kathryn Railly, Terry Gilliam a porté son choix sur la vedette du Dernier des Mohicans, Madeleine Stowe, après l’avoir repérée dans Blink de Michael Apted, où celle-ci incarnait une femme aveugle de naissance recouvrant peu à peu la vue sur un monde d’horreurs. De ses propres mots, le metteur en scène cherchait une figure à « la beauté éthérée dont émanait une grande intelligence », le personnage et l’interprète devenant peu à peu « une ancre » au milieu de toute cette folie déployée. Plus tard, Gilliam s’amusera même du fait que l’actrice était presque devenue « sa thérapeute » sur le tournage. En somme, une figure égale à celle qui marquera le plus de La Jetée, ce regard de femme apaisé et rassurant au moment de la révélation finale dont nous ne dévoilerons rien à travers ces lignes - couvrant sa propre terreur face au basculement à venir dont elle sera à n’en pas douter la première victime. Une ancre entre les deux cinéastes, une certitude : celle de la conséquence première et inévitable de l’effondrement sociétal. Face à la montée des extrêmes, d’abord tomberont les femmes.
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